Mai 2021

Paul Valéry, Nathan Katz et Henri Bergson

Lautréamont célébrait la beauté, dans ses Chants de Maldoror (chant VI, strophe 1), d’ « une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » C’est un pareil assortiment que semblerait de prime abord présenter en ce mois de mai le hasard des programmes de parution d’Arfuyen. Et rien ne nous fait plus plaisir que ces apparentes incongruïtés merveilleusement aptes à défier l’esprit de routine et la sottise des catégories. Ce ne sera pas cette fois-ci le cardinal de Bérulle qu’on fera voisiner avec le dadaïste Jean Hans Arp ni la Somme d’amour de Maximine avec les Mille enseignements de Shankara.

Mais tout de même. Voici le rejeton provençal d’une noble famille italienne, émule autoproclamé de Léonard de Vinci devenu à force d’essais et de conférences une sorte de maître à penser de la Troisième République, professeur au Collège de France et membre de l’Académie française, gratifié par le général de Gaulle, deux mois après la Libération, d’obsèques nationales, les premières qu’ait reçu un écrivain depuis le siècle précédent et Victor Hugo. Et, à ma gauche, sur le même ring et à quelques années près son contemporain, voici le fils du boucher kasher de Waldighofen, dans le Sundgau, né allemand comme tous les habitants de sa petite Heimet, ami d’adolescence de Guillevic et de Dadelsen, représentant de commerce de son état devenu, après deux livres en Hochdeutsch, le héraut de la littérature en langue alsacienne, mort à Mulhouse entouré de l’affection des siens. D’un côté un champion de l’intelligence, proclamant lui-même « La bêtise n’est pas mon fort » ; de l’autre un apôtre de la nature, plaçant sa quête sous le signe d’un « combat pour la joie de vivre ».

On dirait que tout les oppose. Et pourtant, à bien y regarder, ils ont un commun une pareille angoisse spirituelle qui sera, pour l’un comme pour l’autre le véritable moteur de leur écriture. Une même méfiance vis-à-vis des artifices et des facilités de la langue, si souvent complice du pire. Une pareille attraction pour le sacré et une même instinctive réserve à l’égard des églises et des idéologies. Le premier se définissant comme un « mystique sans Dieu », le second marchant sur les traces des tragiques grecs, des sages indiens et des évangiles vers une simple et nue compassion universelle.

« Dans les années trente du siècle dernier, raconte Georges-Emanuel Clancier, j’avais plaisir à voir, une ou deux fois l’an, venir en Limousin le-voyageur-de-la-levure-Ancel… De cette marque qu’il représentait dans le département de la Haute-Vienne, mon père disait le plus grand bien : avec la levure Ancel toute ménagère était sûre de réussir ses pâtisseries. La pâte sous l’effet de ladite levure s’épanouissait, telle la coiffe aux larges ailes de l’Alsacienne dont le profil ornait le sachet contenant la précieuse poudre. » Lorsque vint la guerre, c’est à Limoges que Nathan Katz, aidé par les Clancier, trouva refuge. « Novembre 1942 amena l’invasion de la zone dite « libre » par les Allemands, et avec eux les rafles, les arrestations, les déportations, les meurtres, toute l’atrocité nazie étroitement secondée par l’ignominie de la Milice. Nous nous inquiétions pour notre ami. Lui, cependant, ne montrait aucun signe d’angoisse. Il ne changea ni d’adresse ni d’identité, et continua à nous parler avec une douceur nostalgique de l’âme féérique et populaire de son Sundgau bien-aimé. »

Et c’est précisément à Limoges qu’eut lieu l’improbable. Le philosophe Henri Bergson était mort le 4 janvier 1941 à son domicile, 47 boulevard de Beauséjour, dans le 16e arrondissement de Paris. Bien que très proche du catholicisme, non seulement il avait renoncé à se convertir pour rester solidaire de ses coreligionnaires, mais il avait préféré renoncer à tous ses titres et distinctions plutôt que d’accepter l’exemption des lois antisémites imposées par le régime de Vichy. Malgré la maladie, il s’était fait porter jusqu’au commissariat de Passy, vêtu d’une robe de chambre et de pantoufles, pour s’y faire recenser comme « israélite ». Il n’eut pas d’obsèques publiques. Un hommage fut organisé à son domicile à laquelle participèrent une trentaine de personnes, parmi lesquelles Fernand de Brinon, ambassadeur de Vichy en zone occupée, Louis Lavelle, représentant le secrétaire d’Etat à l’Instruction publique et Paul Valéry, représentant l’Académie française. Quelques jours plus tard, à l’Académie, Valéry eut cette parole : « Henri Bergson, grand philosophe, grand écrivain fut aussi, et devait l’être, un grand ami des hommes. Son erreur a peut-être été de penser que les hommes valaient, que l’on fût leur ami. Il a travaillé de toute son âme à l’union des esprits et des idéaux, qu’il croyait devoir précéder celle des organismes politiques et des forces. »     

Valéry voyait dans Bergson « le dernier grand nom de l’histoire de l’intelligence européenne». Nulle disparition ne pouvait lui être plus sensible. Face à l’antisémitisme institutionnel proclamé en France, il multiplia les témoignages et les hommages. Lorsqu’il lui arriva de venir à Limoges pour y tenir une conférence, il ne manqua pas d’évoquer à nouveau la grande figure du philosophe. Nathan Katz était présent ce jour-là. Était-ce pour l’entendre parler de Racine, qu’il chérissait particulièrement ? Ou du destin de cette Europe à laquelle il était, comme Alsacien, viscéralement attaché ? « On entendit soudain, écrit Nathan Katz, de la rue monter le rythme des cuivres et des fifres d’un détachement allemand en parade. Valéry s’arrêta de parler, attendit que le martèlement des bottes s’estompât et dit : “Je rends hommage à un grand Français : Henri Bergson.” »