Avril 2021

  En hommage à Philippe Jaccottet

De Malaucène à Grignan il n’y a qu’une trentaine de kilomètres. À Vaison-la-Romaine on traverse l’Ouvèze, plus loin l’Eygues, bordée de vignobles, et on se retrouve dans la Drôme. Quelques centaines de mètres et on est à nouveau dans le Vaucluse, dans cette enclave des papes droit venue de l’acquisition en 1317 par le pape Jean XXII de la baronnie de Valréas. On passe Visan et Richerenches, toujours dans l’enclave et, dès qu’on en sort, on est à Grignan. Nous n’avons pas tout de suite trouvé la maison de Philippe Jaccottet, en bas de la montée qui menait au château, mais alors plus de doute, car déjà il nous attendait derrière la porte du petit jardin. C’était en 1974. La revue Arfuyen n’était encore que le projet assez vague de quelques étudiants attardés qui, nourris de l’esprit un peu chimérique des lendemains de 1968, se réunissaient dans une minuscule maison de bergers, aux flancs de la montagne d’Arfuyen, en bordure des sauvages Dentelles de Montmirail (photo ci-dessus).

Le lieu était si beau, si fort, que le désir leur était venu de célébrer la puissance poétique qu’ils y sentaient présente, depuis l’ascension du Ventoux par Pétrarque en 1336 à la publication des Feuillets d’Hypnos, de René Char, en 1946. Frappés par la permanence de cette aura, ils avaient entrepris de se rendre auprès de tous ceux qui, en ces années encore, en portaient témoignage pour essayer de mieux la comprendre et de trouver dans ce questionnement la raison d’être d’une revue. André de Richaud, l’auteur de La Barrette rouge et du Mal de la terre, était mort quelques années plus tôt. Mais Paul de Roux était là à Fontaine-de-Vaucluse, Pierre Seghers à Murs-de-Salut, Jean Tortel aux Jardins-Neufs, à Avignon, Henri Bosco à Lourmarin. Et plus que tout autre celui que nous rêvions de rencontrer était l’écrivain de La Promenade sous les arbres et de La Semaison, Philippe Jaccottet.

La rencontre fut déterminante. Car, loin de vouloir décourager notre naïve énergie, il sut y discerner ce qu’elle avait de meilleur et nous mettre sur la voie de tous ceux, particulièrement en Italie, qui pourraient nous aider à progresser. Mais surtout la simple et chaleureuse cordialité de son accueil nous emplit d’une confiance et d’une reconnaissance que nous n’eûmes plus de cesse ensuite que de mériter. C’est ainsi que la revue publia au printemps de 1975 son premier numéro, autour d’un hommage à André de Richaud, et qu’au sommaire de son numéro II, l’automne suivant, figurait un texte de Philippe Jaccottet, Notes. La dernière phrase en était la suivante : « Le peu de souvenirs qui me reste de chaque époque de ma vie, et leur vague, me remplit d’étonnement, parfois de crainte. Ainsi de cette chambre d’hôtel de la rue d’Odessa — la faible ampoule et le miroir au plafond, le fracas des trains — mais quoi d’autre ? On aura vécu comme en rêve. »

La revue s’arrêta dès le numéro III, et il fallut plusieurs années avant que les éditions ne trouvent leurs marques, dans un tout autre paysage cette fois, d’influence non plus italienne mais germanique. Les échanges avec Philippe Jaccottet ne cessaient pas pour autant. De courtes lettres d’une grande écriture penchée remerciaient d’un livre, signalaient une parution, partageaient un sentiment de lassitude. Dans La Seconde Semaison, carnets 1980-1994, après avoir évoqué le Silesius que nous avions publié, il notait avec une touchante gentillesse : « Le même vaillant éditeur, Arfuyen, m’apporte d’un tout autre lieu la voix non moins haute de Buson. » À présent, plus encore que les poètes italiens, c’étaient Rilke et la littérature allemande qui nous rapprochaient. Après la mort de Nicolas Dieterlé en l’an 2000, lorsque ses parents cherchaient un éditeur à qui confier la mise à jour posthume d’une œuvre littéraire intensément marquée par Novalis et le romantisme allemand, Philippe Jaccottet leur recommanda Arfuyen et nous écrivit personnellement pour appuyer leur démarche.    

Méditant aujourd’hui les admirables textes de Dieterlé, comme ce Journal de Baden publié en janvier dernier, nous ne manquons jamais de penser à Philippe Jaccottet à qui nous devons de les avoir fait paraître. Comme au souvenir d’Alfred Kern, nous associons désormais celui de l’écrivain de Grignan. Kern venait de mourir, en septembre 2001, et Jaccottet, qui l’avait connu à Paris après la fin de la guerre, avait accepté d’écrire un texte, « Pour Alfred Kern, une espèce d’adieu », à titre de préface au Carnet blanc prévu pour le premier anniversaire de sa mort : « Lisant ces pages si dépouillées, si intérieures, je me dis que Kern, devenu le contemplateur de plus en plus immobile du paysage que son refuge lui offrait tous les jours, Kern avec sa passion des choses visibles et des autres, avec l’enfance restée si présente en lui, dans le bonheur certes fragile mais pour lui si durable de l’amour, je me dis qu’il avait vraiment atteint ce centre que la profusion romanesque risquait peut-être de faire oublier, et d’où montagne et flamme de bougie peuvent être vues comme tressées ensemble pour un regard assez clair. »