Un rude directeur de conscience
Un Proust quelque peu inaperçu de la critique, note Patrick Corneau à la lecture du Ainsi parlait Marcel Proust : tour à tour gai, sombre, optimiste, désabusé, allègre, grave, ironique, satirique, tragique ou mélancolique. » On trouve dans l’œuvre de Proust des facettes toujours nouvelles, qui satisfont tant l’amateur de récits que le lecteur d’essais, l’habitué de textes autobiographiques que le passionné de poésie. Un esprit facétieux et discrètement persifleur n’est jamais bien loin, qui révèle, lecture après lecture, sous des propos apparemment anodins des plaisanteries d’abord insoupçonnées, et l’on croit voir, par moment, le petit Marcel se cacher de deux doigts la bouche et pouffer légèrement…
C’est pourquoi on a parfois le sentiment qu’on pourrait se contenter de le lire et le relire sans cesse sans manquer de rien ni jamais se lasser. C’est pourquoi aussi la lecture de Proust peut se teinter d’un caractère nettement obsessionnel, qui tend à transférer à ses lecteurs la tournure un peu délirante de bien de ses personnages. Un tel effet mimétique est des plus étranges et des plus rares et ne participe pas médiocrement au plaisir assez addictif et légèrement coupable de cette lecture.
On rêverait qu’existent autour de tous les grands écrivains la même aura, le même engagement qui entourent l’œuvre de Proust et n’ont au vrai de comparable que la dévotion suscitée par les pop stars internationales ou par le monde merveilleux d’Hergé. C’est ainsi que, parmi bien d’autres vénérables institutions dédiées à la mémoire du grand homme, existe sur internet un site entièrement consacré à Proust sous l’appellation de « Proustonomics » – qui évoque si directement les « Reaganomics » américaines ou les « Abenomics » japonaises qu’on en vient à se demander si Proust, connu pour être un lecteur assidu des chroniques boursières, ne se serait pas également distingué en économie…
Sur ce site, que nous recommandons vivement à tous les passionnés de la Recherche, a été récemment publié un long entretien sur le Ainsi parlait Marcel Proust. Qu’on nous permette d’en reproduire ici la conclusion, en réponse à une question de Nicolas Ragonneau : « Dans Le Temps retrouvé, interroge-t-il, le narrateur se décrit comme « un rude directeur de conscience » mort au monde. Quelles seraient selon vous les leçons de vie de ce directeur de conscience ? Ou en d’autres termes, en quoi cette lecture peut être utile pour l’existence ?
– J’y vois surtout un trait d’humour qui a dû réjouir plus d’un de ses amis. J’ai tout de même peine à m’imaginer Proust en abbé de Saint-Cyran… Mais il est vrai que, sans verser dans l’admiration un peu naïve de Céleste Albaret pour son maître bien-aimé, la fréquentation de l’œuvre de Proust est d’un grand enseignement.
« Le premier précepte qu’il nous donne est l’attention par rapport aux choses, y compris les plus humbles, les plus banales car, à tout instant, de leur rencontre peuvent nous venir les plus belles grâces de l’existence. Une autre leçon, me semble-t-il, est la douceur par rapport aux êtres car, gens du monde ou du commun, tous sont de grands malades qu’il faut apprendre à traiter comme tels. Proust ne s’exclut certes pas du lot et n’est pas le moins exigeant à réclamer à son égard patience et compréhension, au risque même de paraître tyrannique.
« Proust est aussi, et cela peut être étrange de le dire ainsi, un extraordinaire maître d’énergie, attelé avec une volonté farouche, intraitable, à la tâche qu’il s’est fixée et capable de lui sacrifier sa vie même, quand ce ne serait, pour prendre le terme de Montherlant, qu’un « service inutile ». Proust est enfin, comme c’est la règle des plus grands dans cette collection, un infatigable chercheur de vérité, certes capable des plus étonnants détours, des plus invraisemblables sophistications, mais toujours revenant à l’essentiel, avec un sûr instinct, là où l’inquiétude est vivante, là où elle est inextinguible. » Pour lire cet entretien : https://proustonomics.com/entretien-avec-gerard-pfister/