Février 2021

Pour une philopoésie

« Si tu as la clé, tu n’ouvriras rien. » Pierre Dhainaut aime à prolonger l’écriture des poèmes par des réflexions sur la vie et sur le sens même du travail des mots. « Si tu as la clé, tu n’ouvriras rien. » Et à cette phrase liminaire répond une autre phrase non moins simple, non moins énigmatique, la toute dernière du livre : « Un enfant t’ouvrira la porte, n’en dis pas plus. »        

Cette porte, c’est celle à laquelle nous sommes tous affrontés. C’est le paysage, étendu devant nous comme un rêve éveillé. C’est le corps, entrevu comme une ombre dans le miroir. C’est l’absence soudaine de ceux qui nous étaient la couleur et le goût de toutes choses. Est-ce une porte ? Est-ce un mur ? Nous avons beau chercher dans l’énorme trousseau de clés collectionnées depuis l’enfance à toutes fins utiles, aucune n’est de taille. Les grandes idées philosophiques ne trouvent pas le moindre interstice où entrer. La petite quincaillerie des idées reçues et des croyances commodes glisse sur la paroi sans la moindre aspérité où s’accrocher.

Qui donc est cet enfant qui nous ouvre la porte et que nous n’avons pas le droit de nommer  Est-ce la poésie ? Hélas, ce serait trop facile. Si les mots de la philosophie sont infirmes, ceux de la poésie ne le sont pas moins. Ce sont les mêmes, comment pourraient-il nous secourir ? «Après de longues opérations, nous sommes conduits dans des salles dites de réanimation. On nous y parle beaucoup, on veut savoir si nous avons de nouveau conscience de notre identité civile, on s’assure de l’état de notre mémoire, jamais on ne nous demande de réciter, par exemple, quelques vers d’un poème appris jadis. Les patients eux-mêmes, livrés à la douleur, n’ont-ils pas oublié la poésie ? Ils s’en souviendraient, de quel secours serait-elle ? »

L’enfant n’est pas poète : l’enfant, l’infans, est celui qui ne parle pas. Qui est avant les mots. Mais il n’est pas muet. Il sait se faire entendre. Et dans nos voix, c’est lui encore qui est présent et qui, par sa juste distance, sa faculté d’étonnement, rend toutes choses présentes. Sa voix n’est qu’un timbre, une modulation. Un chant ? Pas même. Mais la musique même, celle qui, comme cachée dans toutes les autres, est ici la plus vibrante, la plus émouvante, la plus nue. « La musique d’une voix, indépendamment des mots que cette voix articule, n’est si touchante, si vive, que parce qu’elle ressuscite le temps où le langage verbal ne s’interposait pas entre le monde et nous, elle a traversé l’existence entière : c’est d’elle que les poètes cherchent à percevoir plus que des bribes, des échos. Elle n’est pas différente du bruissement des vents sous une porte ou parmi les roseaux, du roulement des lames, les cris de détresse en font partie, et les confidences de l’amour au creux d’une épaule. »

Faut-il encore l’appeler poésie, cette voix-là qui n’est que souffle, résonance ? Pour ceux qui aimaient tant la sagesse, la sophia, qu’ils se défiaient de croire la posséder, les Grecs ont inventé le beau terme de « philo-sophie ». Pour ceux qui aiment assez la poésie pour se défendre de vouloir l’écrire, il y aurait à inventer le terme plus exact de « philo-poésie ». Car  n’est-il pas plus indécent encore, et plus absurde, de prétendre pratiquer la poésie que de pratiquer la sagesse ?      

Pierre Dhainaut, qui n’utilise pas le terme, nous dit cependant très précisément  ce qu’elle est : « L’accompli dans l’inachevé : la vie est-elle à l’image des poèmes ? Il n’y a pas de réussites, les plus vifs sont des ébauches, des ébauches parfaites, éternellement préparatoires. »