Reconstruire ce qui est
Marcel Proust écrit en février 1914 à Jacques Rivière : « J’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer, que c’était justement à la recherche de la Vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi […] Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de vie comprises, que ma pensée se dévoilera. »
Proust détestait l’idée que l’on voie dans son livre les mémoires d’un snob retiré des mondanités. Lui qui avait pendant des années dépensé les plus beaux trésors de son intelligence et de sa sensibilité à courtiser tout ce qu’il y avait de titré dans le Paris d’une Troisième République encore balbutiante, rien ne l’irritait davantage que de se voir définitivement enfermé dans le rôle un peu ridicule du « petit Marcel », serviteur empressé des duchesses, comtesses ou demi-mondaines du faubourg Saint-Germain, de la plaine Monceau et de moindres lieux.
C’est pourquoi Proust insiste auprès de Jacques Rivière : « Si je n’avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais seulement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d’écrire. » Le titre de la Recherche est donc d’une certaine manière impropre : ce n’est pas tant en quête du « Temps » que part le livre, mais en quête de « la Vérité », avec une majuscule, rien de moins.
« Faut-il faire un roman ? Une étude philosophique ? Suis-je romancier ? » s’interrogeait Proust quelques années auparavant. « Au fond, notait-il en 1909, toute ma philosophie revient, comme toute philosophie vraie, à justifier, à reconstruire ce qui est. » C’est donc pour un roman qu’avait opté l’aspirant écrivain. Un roman dans lequel il mettrait tout son talent de conteur, sa finesse de psychologue et sa prodigieuse capacité d’observation. Il ne faut pas s’y tromper cependant : « L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » Comme le rappelle cette phrase du Temps retrouvé, ce qui compte n’est pas tant l’«instrument d’optique » lui-même, aussi sophistiqué soit-il, que les vérités qu’il permet d’apercevoir en nous-mêmes.
Admirateur de moralistes comme Pascal et La Bruyère, disciple de philosophes comme Schelling et Schopenhauer, Proust situe son ambition d’écrivain dans leur sillage. « Comme il y a une géométrie dans l’espace, note-t-il dans Albertine disparue, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli. » Sans cesse dans son livre Proust tente d’approcher les lois intérieures qui gouvernent nos destins. Leur connaissance nous permet-elle de surmonter le temps, de vaincre la mort ? La terrifiante danse macabre qui conclut l’œuvre – à l’image des naïves évocations qui ornent ces églises de campagne qu’il aimait tant – indique tout le contraire. Et la saveur un instant retrouvée des madeleines de l’enfance pas plus que la sensation comme présente des dalles inégales du baptistère de Saint-Marc de Venise ne peuvent rien y changer.
Au terme de la quête, c’est encore la pauvre, l’infirme philosophie qui semble avoir le dernier mot : « Le plaisir esthétique consiste en une mort suivie d’une résurrection, mais dans un monde tout spirituel où rien ne viole les lois de la pensée qui se reconnaît dans les objets qu’elle contemple et s’y meut sans obstacles. » Cette phrase, toute inspirée de la pensée de Schelling, c’est Gabriel Séailles, le professeur de philosophie de Proust à la Sorbonne, qui l’avait écrite. La Recherche est comme la démonstration magistrale que l’artiste lui-même nous en a donné