Novembre 2020

Une ville où gouvernent les femmes

Tout comme en France les poèmes d’Aragon, les textes de Nizar Kabbani ont dans le monde arabe le rare privilège d’être connus de tous grâce aux versions chantées qu’en ont données les plus grandes voix comme l’Égyptienne Oum Kalthoum (1898-1975), la Libanaise Fairouz (1934) ou la magnifique Majida El Roumi (1956), avec son célèbre album Kalimat (1991). Des voix de femmes, fortes, sensuelles, libres, qui ont été autant de symboles pour faire évoluer la condition féminine dans les pays du Proche-Orient.

Poète de la plus haute culture et de la plus vive exigence, Kabbani ne se résolvait à ce que la poésie soit réservée à un petit milieu artistique et universitaire. Sa conviction profonde était que la poésie pouvait et devait pouvoir être partagée par le plus grand nombre. « Les trois-quarts de nos poètes actuels, observe-t-il, se sont attribué, volontairement ou non, un fief intellectuel et poétique qui fait d’eux des exilés vivant […] C’est parce qu’al-Moutanabbi était la conscience de son temps qu’il a pu traverser les siècles et qu’il partage nos repas, nos chambres à coucher, les faits de notre existence… C’est parce qu’Abou Nouwas appartenait aux cafés de Bagdad et de Basra qu’il fait partie de l’ivresse et des verres de vin… »

En France, les poèmes de Nizar Kabbani ont été révélés par un livre paru en 1988 aux Éditions Arfuyen, Femmes. Les textes arabes en ont été calligraphiés par Kabbani lui-même et la postface écrite par Vénus Khoury-Ghata, qui l’avait connu à Beyrouth après qu’il ait donné démissionné, en signe de protestation, de son poste d’ambassadeur de Syrie en 1966.

Femmes, aucun titre ne saurait mieux résumer le propos de Kabbani, ou l’amour et la liberté sont deux thèmes indissociables : « J’ai fait de mes poèmes une ville où gouvernent / les femmes / chaque bouche close / dans mon royaume dit ce qu’elle veut / chaque sein effarouché / peut comme il lui plaît / s’envoler ou se poser. » Cette « cité des femmes », bien différente de celle de Fellini, n’est pas celle des fantasmes masculins : bien au contraire, c’est de leur emprise qu’il s’agit de la libérer pour en faire vraiment la cité de la vie et de la liberté. Car le poète n’oublie pas le suicide de sa sœur qui, en donnant l’impulsion à ses premiers poèmes, a déterminé tout son destin de poète : « Chaque femme égorgée, écrit-il, j’ai plaidé pour son sang / chaque femme effrayée, je lui ai donné une patrie / chaque sein, j’ai soutenu sa révolte / et je n’ai pas hésité à payer le prix. »

Ce prix, Kabbani, assurément l’a payé au plus cher. Installé à Beyrouth après avoir quitté la carrière diplomatique – Beyrouth « la mère, l’amie et l’aimée » –, il assiste à la destruction de sa ville : « Je porte Beyrouth, poème poignardé, sur la paume de ma main / et je présente son corps à tous / comme le témoignage d’une époque arabe / qui fait profession d’assassiner les poèmes. » En 1981, alors que la guerre civile libanaise (1975-1990) multiplie les charniers et les ruines, Balkis, la femme aimée à qui tant de ses poèmes ont été adressés, est tuée à Beyrouth dans un attentat contre l’ambassade d’Irak au service culturel de laquelle elle travaillait. Comme si en cette mort, tout le drame de la ville martyre était symbolisé.  

Après la mort de Balkis, Kabbani s’exile pour Genève et Paris, pour s’établir enfin, durant ses quinze dernières années à Londres. C’est là qu’il est mort le 30 avril 1998. Vénus Khoury Ghata raconte la visite qu’il lui fit en 1983 à Paris : « Debout sur mon seuil, mais brisé en lui-même, calme mais habité d’une rage froide, il me tendit son poème à Balkis, que je devais traduire pour la revue Europe. “La mort a nourri ces pages”, c’est tout ce qu’il trouva à me dire. »