Cabotine et tragiquement lucide
Alda Merini est un phénomène littéraire qui échappe à toute définition, à toute comparaison. Son destin déborde la littérature. Une liberté, une audace inouïes. Une douleur, une lucidité terribles. Une jubilation intense, incontrôlable. Malgré tout. Malgré la folie, la pauvreté, la vieillesse.
Une écriture brutale et raffinée, délirante et lumineuse, violente et tendre. Éruptive et ciselée. Dans la poésie comme dans ses récits autobiographiques, mêlant souvenirs et fantasmes, révoltes et réflexions. A la manière de cette extraordinaire Folle de la porte à côté : « Qui est la folle de la porte à côté ? Pour moi, c’est ma voisine. Pour elle, la folle c’est moi. Comme pour tous les habitants du Naviglio et de mon immeuble. »
Une femme, d’une forte et provocante féminité. Douloureuse, souveraine. Dans l’amour, dans la création, dans la maternité. Jusqu’à accomplir un destin, une œuvre hors normes, hors jeu. Résolument du côté des démunis, des égarés, des marginaux. « Tu es une lumière si intense, écrit-elle, / que tu es devenue une ombre. »
Sa maison détruite par la guerre. Douze ans d’hôpital psychiatrique. Ses quatre filles placées en famille d’accueil. Vivant de l’assistance publique. D’un clochard rencontré faisant son compagnon. « J’ai aimé d’un tendre amour de très doux amants / sans que ceux-ci n’en sachent rien. / Et sur eux j’ai tissé une toile d’araignée, / et j’ai été la proie de ma propre matière. / Il y avait en moi l’âme de la putain / de la sainte, de la sanguinaire et de l’hypocrite. »
Et cette même femme posant sur les photos comme une diva : long collier de perles, large bracelet, bague imposante comme les boucles d’oreilles, ongles vernis, lèvres colorées. Ou ici, nue comme une odalisque, un sourire ambigu sur les lèvres. « Quand je me présente nue, écrit-elle, / c’est comme si j’étais morte. »
Ou, plus étonnant encore sur les plateaux des grands shows télévisés : épaisses lunettes noires, chapeau gris aux larges bords, longue écharpe claire. Cabotine et tragiquement lucide : « Le rôle de “grande poétesse” m’a toujours assommée. Je m’en fiche pas mal d’être une “grande poétesse”. »
Par comparaison avec la cruauté du monde extérieur, l’image qu’Alda Merini donne de l’hôpital psychiatrique est empreinte d’une étrange tendresse, faite tout à la fois de compassion et de solidarité. « L’hôpital psychiatrique, écrit-elle, est une grande caisse de résonance / et le délire devient écho, / l’anonymat mesure. / L’hôpital psychiatrique est le mont Sinaï, / terre maudite où tu as reçu / les tables d’une loi / inconnue des hommes. »
Quand le goût de vivre a disparu sans que s’éteigne une sauvage et indomptable vitalité, que reste-t-il à faire ? Alda Merini a trouvé son refuge dans la fumée de cigarettes au filtre consciencieusement détaché et les brumes tenaces du vieux canal du Naviglio Grande : « Le Naviglio me veut aussi la nuit / comme une luciole posée sur les pylônes, / il veut que je chante les latrines et les bars enfumés / de mes ponts et moi, malgré tout, / je chante un poète ressurgi / des cendres impuissantes d’un péché / je n’oublie jamais cette douleur / d’être rejetée par les miens. »