Septembre 2020

Le dernier refuge de l’homme libre

La crise sanitaire actuelle remet en cause nos modes de vie, et en particulier nos usages culturels. Aller au cinéma, au concert, au kiosque, en librairie, tout ce qui semblait aller de soi, nous pose aujourd’hui question. 

Sans que nous ayons à nous déplacer, et souvent gratuitement, les plateformes numériques nous offrent à profusion films, disques, articles et livres. Alors à quoi bon sortir de chez soi ? A fortiori si c’est pour porter un masque parmi des visages également masqués. Pour certains – mais ce ne sont pas les plus jeunes –, ces sorties sont une habitude et donc comme un besoin. Mais les meilleures habitudes finissent pas céder et de nouvelles habitudes prennent leur place si elles ne se fondent pas sur une réelle nécessité.

Les remises en cause actuelles peuvent être utiles si elles nous permettent de nous interroger sur la finalité de nos pratiques culturelles : sommes-nous poussés, là comme ailleurs, par un simple réflexe de consommation, sous l’injonction des modes et des publicités, ou bien est-ce réellement une nourriture que nous y cherchons, aussi nécessaire à notre vie que le boire et le manger, le vêtement et l’amitié ?

Si la crise actuelle permet à chacun de redécouvrir la vertu nourricière des œuvres culturelles, en même temps que de retrouver notre intégration à l’environnement naturel, son terrible coût n’aura pas été en vain. Mais est-ce bien ce que nous voyons ? Face au risque de mévente, nous voyons, par exemple, que les grands éditeurs recentrent leurs programmes sur leurs présumés bestsellers ; faut-il craindre que, face à l’angoisse du présent, les lecteurs cherchent eux aussi refuge dans ces mêmes bestsellers ? Dans la culture comme dans l’alimentation, les produits industriels, à peine relookés « bio », vont-ils à la faveur de la crise renforcer davantage encore leur emprise ?

Qui lit aujourd’hui, et pourquoi ? On lit pour s’informer, on lit pour se divertir. Mais qui lit pour se former ? Qui lit pour se cultiver, c’est-à-dire pour faire grandir et fructifier la vie qui est en nous, pour donner forme à ces jours qui nous sont donnés et dont la signification et la finalité entièrement nous échappent ? Qui lit pour vivre, pour méditer, approfondir, savourer plus intensément la vie ?

« Il est possible, écrivait Suarès, que le livre soit le dernier refuge de l’homme libre. Si l’homme tourne décidément à l’automate, s’il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d’un écran, ce termite finira par ne plus lire. » Suarès écrivait ces lignes il y a près d’un siècle, en 1928. Il avait, on le voit, tout prévu. Sauf que l’industrie du livre, pour se survivre, puisse inventer un jour des livres qui n’aient plus que les apparences de la littérature, comme le Canada dry avait le nom et la couleur d’un alcool, mais n’était qu’un vulgaire soda. Et donc le nombre de livres publiés n’a cessé d’augmenter depuis plusieurs décennies, à mesure que déclinaient leurs tirages et leurs ventes.

« Il n’y a de grands livres, notait également Suarès, que ceux qu’on relit. Et même s’ils déçoivent, on les reprend, et on veut encore les lire. De tels livres sont incorporés à la vie. Qu’ils sont rares. » De plus en plus rares assurément aujourd’hui où les livres sont formatés pour coller au public le plus paresseux et à l’actualité la plus éphémère. Il faut bien faire tourner l’industrie éditoriale. Elle tourne. Mais bien souvent à vide. Sucres et graisses en quantité, colorants artificiels, agents de texture. On s’y habitue, comme au reste. Mais faut-il s’étonner que certains jours des « hommes libres » s’interrogent sur la finalité de ces produits ?