Un combat pour la joie de vivre
Que faire d’une période d’enfermement ? Au lendemain de l’annonce des mesures de lutte contre l’épidémie de coronavirus, le 12 mars, nous avons été nombreux à nous demander ce que nous ferions de cette période de confinement, devinant bien qu’elle durerait davantage que les quinze jours indiqués. Mais nous étions chez nous, entourés de nos proches et de nos livres. Lorsqu’en juin 1915, Nathan Katz s’est retrouvé interné au camp de prisonniers de Nijni-Novgorod, en Russie, il était bien loin des siens et démuni de tout livre, dans un pays lointain et froid, parmi une population ne parlant pas sa langue. La guerre ne faisait que commencer et la captivité s’annonçait longue et pénible.
Que faire de tout ce temps, de cette solitude, de ce vide? Au camp de Sergatsch, son seul ami était mort. Et dans ce nouveau camp, la chambre qu’on lui avait donnée, c’était sur une potence que donnait sa fenêtre. Comment ne pas baisser les bras? Nathan Katz ouvre son esprit, exerce son regard, oublie ses doléances. Ecrire en est le moyen. La littérature ici n’a plus sa place. Ce qu’il entreprend, c’est « un combat pour la joie de vivre ».
Quelle joie pourrait-on donc trouver ci ? Etty Hillesum, au camp de Westerbork, s’extasiait devant la beauté des lupins en fleurs. C’est cette même beauté qui fait la joie de Katz : « Le moindre objet est un éblouissement ! […] Même les flaques sont des roues dorées qui luisent dans la grande fulgurance générale. Je ne peux m’empêcher de rire à la vue de la potence. La bonnne vieille potence !… Complètement ramollie par la chaude humidité, elle est recouverte de part en part de petites gouttelettes de pluie brillantes. »
Cette joie est faite aussi de liberté. Une liberté conquise sur les misères du quotidien, et d’autant plus souveraine : « J’aimerais bien savoir qui pourrait m’interdire de me sentir libre ici, dans un camp de prisonniers, entouré de hauts murs certes, mais où le soleil brille dans la cour. Dans une petite chambre qui donne sur une potence, mais dont les murs regorgent de lumière et de clarté chaleureuse ! »
Cette joie est légèreté. Qui ne doit pas être confondue avec de l’inconscience ou de l’indifférence. Une légèreté qui est volonté, défi : « La légèreté, qui donne du lustre aux heures et qui rend la vie belle ! La légèreté, qui jubile au soleil et se réjouit d’un rien, d’un rien si infime et si insignifiant que c’en est ridicule. […] Comme elle console alors, la légèreté ! La volonté d’être léger ! La volonté qui crée cette céleste légèreté qui transfigure tout… la légèreté qui entoure tout ce qui existe d’un halo de lumière !… Viens précieuse légèreté ! Je te réclame, j’ai besoin de toi ! » Cette joie est fraternité, car elle ouvre à un espace où le destin d’un seul est le destin de tous les autres : la même inéluctable défaite, la même victoire, en dépit de tout : « La simple conscience de l’existence d’une force au tréfonds de nous-même n’est-elle pas déjà un pas vers le but ? Le désir de quelque chose de supérieur n’est-il pas déjà une victoire, une victoire magnifique sur toutes les bassesses dans nos poitrines d’hommes !… »
« Un combat pour la joie de vivre ». Que dans les pires conditions d’existence, Nathan Katz ou Etty Hillesum, démunis de toute certitude, étrangers à toute église, aient réussi à le mener, voilà qui devrait nous être le plus précieux, et que par la grâce des mots et le hasard des événements ils aient pu nous en faire parvenir les traces. Le livre de Katz a été publié en 1920. Qu’il ait fallu exactement cent ans pour qu’il soit enfin traduit, enfin réédité, montre que, si l’essentiel est ce que nous oublions le plus volontiers, il n’y a pas de danger qu’il disparaisse.