Un homme à congestions
Il était, quand je l’ai connu pour la première fois, âgé de vingt-cinq ans : un petit homme brusque et pressé, toujours pressé […] Il venait à petits pas précipités et cadencés de ses forts souliers, le front baissé sous le vieux feutre cabossé, le regard tendu de bas en haut, comme un taureau… […] Son crâne rond était tondu ras à la tondeuse militaire. Il avait une loupe sur la joue, la bouche large, avec de forts maxillaires, le souffle court et le parler égal, pressé et saccadé, un léger défaut de la langue. Le plus frappant était le sang à fleur de peau, ces brusques ondées au front, aux tempes, le battement visible des artères, et la buée des yeux sur le lorgnon. C’était un homme à congestions.»
C’est ainsi qu’apparaît Charles Péguy au souvenir de Romain Rolland, son aîné de six ans, ardent pacifiste et pourtant l’un des rares amis avec qui l’irascible directeur des Cahiers de la Quinzaine ne se soit pas durablement fâché. […]
Trois grandes ruptures, nettes, brutales. 1880, la découverte de la République. 1905, la découverte de la France. 1910, la découverte de Dieu. Des exhortations, des colères, des anathèmes. Et, tout au long du chemin, un cortège de fâcheries, de brouilles, d’inimitiés. Mais aussi, par moments, d’étranges récapitulations, de baroques synthèses :
« L’honneur d’un peuple est d’un seul tenant. Qu’est-ce à dire sinon que nous, par un mouvement chrétien profond, par une poussée très profonde révolutionnaire et ensemble traditionnelle du christianisme, nous n’allions pas à moins qu’à nous élever jusqu’à la passion du salut éternel de notre peuple. Nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel.»
Comment démêler tant de fils que Péguy « le tapissier », tisse et retisse de manière inextricable ? Lui-même, semble-t-il, souvent s’y perd. Et il lui faut alors improviser le plan de chimériques mémoires : « Dans nos confessions d’un Dreyfusiste qui feront une part importante de nos Confessions générales, il y aura de nombreux Cahiers qui s’intituleront Mémoires d’un Âne, ou peut-être plus platement Mémoires d’un imbécile. Il n’y en aura aucun qui s’intitulera Mémoires d’un lâche, ou d’un pleutre. Il n’y en aura aucun qui s’intitulera Mémoires d’un faible, d’un repentant. Il n’y en aura aucun qui s’intitulera Mémoires d’un homme politique. Ils seront tous les Mémoires d’un homme mystique. »
Un homme ardent, inquiet, excessif. Un tempérament « à congestions ». Mais un homme libre, ne comptant jamais sa peine, ne ménageant pas sa vie. Jusqu’au dernier sacrifice, le 5 septembre 1914, dans les champs d’avoine de Villeroy. Un homme seul, depuis l’enfance et qui, toute sa vie, a souffert de cette solitude. Toujours en quête de camaraderie, d’amitié, de fraternité. Au-delà des préjugés sociaux, des idéologies politiques et des conformismes religieux.
« J’ai rêvé que nous étions morts, écrivait-il à son ami juif Pierre Marcel. Jamais nous n’avions été aussi heureux. Une grande quantité de questions qui nous embarrassaient étaient tout d’un coup “solutionnnées”. Jamais nous n’avions été aussi libres. Nous marchions X…, toi et moi, comme dans une campagne. […] À ce moment vous fîtes mine de me quitter. Je vous dis : “Où allez-vous ?” Vous avez éclaté de rire et vous avez dit : “ Eh bien, nous rentrons dans le sein d’Abraham.” Je haussai les épaules et je vous dis : “Mais non, venez dans le Paradis, on rigole davantage.” Et vous vîntes » (Extraits de la préface de Paul Decottignies, Péguy l’hérétique, au livre Ainsi parlait Marcel Péguy).