L’Orient perdu
« Il est aussi Facile de voir les Choses dans une Vitrine que la Vitrine Vide : et chaque Chose enclose en chaque Point de l’Espace est aussi facile à voir que le point d’Espace en lui-Même Vide. » Traherne est un extraordinaire contemplateur : d’un même regard il sait voir en toutes choses le plein et le vide qu’elles sont. La vitrine pleine et la vitrine vide. Quelle curieuse image aussi ! C’est que le père de Traherne était cordonnier, tout comme Jacob Boehme, et que son oncle, qui l’éleva, était aubergiste. De quoi forger un solide imaginaire de boutiquier. Fort heureusement cette boutique-là est toute céleste et métaphysique.
« Dans mes plus Intimes Retraites, s’émerveille Traherne, certaines années, c’était comme si Personne d’autre que moi n’avait été dans le monde. Tous les Cieux étaient à moi, rien qu’à moi. Et je n’avais rien à faire d’autre qu’à cheminer avec Dieu, comme s’il n’y avait personne d’autre que Lui et Moi. » Durant les 37 années de sa vie terrestre, Traherne a cheminé dans une prodigieuse lucidité, conscient de l’infini en toutes choses et de la saveur merveilleuse de chaque instant.
« Se goûter Soi-même complètement est une expression recelant un Infini mystère : aucune créature ne peut le faire, Ni le comprendre tout-à-fait sans Explorer les Hauteurs, Profondeurs et Abîmes d’Éternité. » Traherne a choisi de vivre autant que possible retiré de tout, en pleine campagne anglaise. Il n’a cessé de noter ses méditations et ses extases, pour les percevoir avec plus d’acuité encore, mais il a fait le choix, comme Emily Dickinson à qui il ressemble tant, de ne rien publier. Et ce n’est que deux siècles plus tard que ses manuscrits, miraculeusement conservés, ont commencé de ressurgir des limbes.
« Quand, arrivé à la Campagne, assis parmi les Arbres silencieux, je Disposais de tout mon Temps, je résolus de le passer tout entier, quoi qu’il m’en coûte à la Recherche du Bonheur et de rassasier cette Soif brûlante que la Nature avait Allumée en moi depuis ma prime jeunesse. » Heureux homme digne de Virgile qui se contente de reposer « sous le couvert du hêtre », heureux car doué de vision comme peu d’hommes l’ont été un en Occident.
Et non seulement voyant, mais vibrant de tous ses sens, goûtant le monde avec une jubilation et une candeur édéniques : « Les Anges peuvent Adorer, Rendre Grâce et aimer. Cependant sans l’Entremise et la médiation de l’homme, ils ne peuvent goûter ce monde Admirable car, sans Corps, sans odorat, sans toucher, vision, sans Yeux ni Oreilles, sans besoin d’Air, de mets ni de Boisson, tout est Superflu pour eux comme cela l’est pour Dieu. »
Seul l’homme est capable de goûter vraiment chaque chose et, en chaque chose, c’est l’infini même qu’il goûte : « Une créature qui peut goûter l’Infinie Béatitude a une compréhension illimitée pour toute l’Éternité ; des facultés très claires et distinctes pour pénétrer les Entrailles de chaque centre ; en chaque point, Il trouve une Déité, et pourtant un seul Dieu dans la Sphère entière. » Dans cette clairvoyance extrême, l’homme « est Lui-même un Dieu pour Dieu, ce qui est un Délice, une Image magnifiée et Exaltée jusqu’au point le plus Haut. »
Lire Traherne, c’est trouver en soi l’Orient perdu. Savoir qu’il y a eu, non loin d’ici, au fin fond de la campagne anglaise un parfait éveillé, un homme délivré de la servitude et de l’ignorance. Faut-il s’étonner qu’il ait été presque complètement oublié ? À son époque déjà – celle des trois guerres civiles anglaises (1642-1651), bien avant le barnum médiatique contemporain —, il avait compris ce qu’il en coûte d’être connu.