Ocsebib, Nonelef et Lecram
« Ma chère Céleste, il y a une chose que je dois vous dire. J’ai fait ce voyage de Cabourg avec vous, mais c’est fini : je ne ressortirai jamais plus. Les soldats font leur devoir; puisque je ne peux pas me battre comme eux, le mien est d’écrire mon livre, de faire mon œuvre. Le temps me presse trop pour que je puisse me consacrer à autre chose. »
Proust a été en septembre 1914 l’un des derniers à rester au Grand-Hôtel de Cabourg alors que l’établissement était déjà réquisitionné pour l’armée et les blessés du front. Fin septembre il s’est enfin résolu à regagner son appartement du boulevard Haussmann à Paris. C’est ce même soir qu’il est entré dans sa vie de reclus pour les huit dernières années de sa vie.
Réclusion toute relative, certes, qui ne l’empêchait pas certaines fois d’organiser des réceptions au Ritz, de se rendre à des soirées mondaines ou de mener discrètement sa vie nocturne. Existence marquée toutefois, malgré ces quelques entorses, par une discipline de vie aussi rigoureuse qu’extravagante quant aux horaires, aux principes et aux rituels quotidiens.
Rares étaient dans ces conditions les personnes autorisées à franchir le seuil de l’écrivain, à qui le travail et les problèmes de santé fournissaient tous les prétextes possibles pour ne pas avoir à céder aux sollicitations des importuns.
Céleste Albaret, grande prêtresse des lieux (bien qu’âgée de 23 ans seulement quand cette réclusion commence), nous livre la liste des élus : « De ceux qu’il avait gardés de son ancienne vie, il n’y avait, avec Mme Straus et Robert de Billy, que les frères Bibesco, Frédéric de Madrazo et Reynaldo Hahn qu’il voyait avec le plus de plaisir et qu’il aimait le plus. »
Madame Straus, mère de son camarade de Condorcet Jacques Bizet, avait été l’une des premières à lui ouvrir les portes de son salon. « Elle fut probablement la seule personne, note Céleste Albaret, pour laquelle il ait gardé, jusqu’à sa mort, la sorte d’affection et d’admiration qui ressemblait le plus à de l’amitié. »
Proust avait connu Robert de Billy dès 1890, alors qu’ils étaient tous deux militaires. Billy était son aîné de deux ans : c’est à lui qu’il demandait conseil sur les sujets les plus variés : carrière, convenances, diplomatie, bourse, etc. « Ses visites, témoigne Céleste Albaret, duraient trois, quatre, cinq heures, très avant dans la nuit. »
Frédéric, dit « Coco », de Madrazo était un riche dilettante, musicien, peintre et grand amateur d’art, très proche de Reynaldo Hahn, dont Proust avait lui-même été l’intime. L’écrivain lui était tout particulièrement reconnaissant de lui avoir fait découvrir Venise qu’il avait visité sous sa conduite, avec sa mère et Reynaldo.
Les deux frères Bibesco et leur ami Bertrand de Fénelon avaient admis Proust dans la petite société secrète qu’ils avaient créée, avec rites et langage chiffré. Les Bibesco y avaient pour nom de code « Ocsebib » et Fénelon « Nonelef ». Proust devint « Lecram ». Le petit clan ne devait pas durer. Fénelon fut tué au champ d’honneur le 17 décembre 1914. Emmanuel Bibesco se donna la mort à Londres le 22 août 1917. Seul survivant de ses trois amis, Antoine Bibesco en devint d’autant plus proche de Proust.
Né en 1878, il était de six ans plus jeune que l’écrivain. De vieille noblesse roumaine, lui et son frère aîné Emmanuel avaient été élevés à Paris au 69 rue de Courcelles, tout près de l’appartement des parents de Marcel. C’est dans le salon très réputé de leur mère la princesse Hélène, – fréquenté par Debussy et Fauré comme par Bonnard, Vuillard ou Maillol –, qu’ils avaient fait sa connaissance. Comme son frère, Antoine était connu pour ses nombreuses conquêtes féminines, méritant auprès de la romancière Rebecca West le surnom d’« athlète du boudoir ».
Il possédait cependant deux merveilleuses qualités qui lui ouvraient toutes grandes les portes du funèbre appartement de l’écrivain. Et la première était sa fantaisie. La très sérieuse Céleste Albaret elle-même n’y était pas insensible. « Je me rappelle, écrit-elle, que, alors qu’il était fiancé à Londres avec la fille d’un des grands hommes d’État anglais, Asquith, il est arrivé un jour boulevard Haussmann. Je l’introduis et, par plaisanterie, il me déclare : “Vous savez, Céleste, je vous aime ! ” Je réponds : “Ah, je vois que vous êtes toujours aussi fou, prince ! – Mais si, mais si, je vous aime, Céleste !” M. Proust riait, naturellement ; mais il a dit : “Soyez gentil, Antoine, vous êtes ridicule ; laissez Céleste tranquille ; je vous assure qu’elle n’aime pas cela.” »
Une autre fois, il revient avec sa fiancée. Proust était couché. « Pensant bien que la jeune fille ne serait pas reçue, raconte Céleste, le prince la prie d’attendre sur le palier, entre seul et me demande : “Est-ce que je peux aller dans la chambre? – Il faut que j’aille interroger Monsieur.” J’y vais, mais le temps que je fasse le chemin, il prend sa fiancée dans ses bras et débouche derrière moi dans la chambre, en la portant comme une poupée. Il n’y avait que lui pour se permettre ce genre d’excentricité, sachant combien M. Proust avait horreur d’être vu dans son lit par une autre femme que moi — je revois son regard dans l’ombre de l’oreiller et ses mains sur le tricot et sur le drap : il était affreusement gêné. Il s’est tourné vers moi en laissant retomber sa main sur le drap : “Vous voyez, Céleste ? Quand je vous dis que le prince est fou !” »
Antoine Bibesco avait aux yeux de Proust un mérite plus précieux encore : « Le prince Antoine, souligne Céleste, était un merveilleux diseur d’histoires. Il était pourri de potins sur des relations communes de salon ou du monde littéraire. “Il est un peu concierge et ses histoires sont plus ou moins vraies ; mais qu’il est drôle !” disait M. Proust. » Ainsi l’écrivain n’avait pas à prendre sa pelisse, braver le froid et affronter l’ennui des salons parisiens : le matériau de son roman lui était livré tout frais par le prince fantasque.
C’est cette relation d’intimité exceptionnelle qui apparaît dans le livre de correspondances et de conversations que publia Antoine Bibesco à Lausanne en 1949 et que nous rééditons pour la première fois depuis la mot de l’auteur en 1951. « Une seule personne me comprend, Antoine Bibesco ! » écrivait Marcel Proust à Anna de Noailles en 1902. Et à son ami lui-même : « Je t’ai toujours considéré comme le plus intelligent des Français. »
En 1912, quand Swann est terminé, c’est à son ami Bibesco que Proust confie son manuscrit pour le présenter à la N.R.F. Le livre ne sera pas accepté, mais la lettre qu’adresse Proust à son ami demeure un passionnant manifeste esthétique : « Le style n’est nullement un enjolivement, comme croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est comme la couleur chez les peintres, une qualité de vision, une révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit et que ne voient pas les autres. »
Grand admirateur, on le sait, comme sa grand-mère et sa mère, de Madame de Sévigné, Proust considérait que ses lettres ne constituaient pas en soi une œuvre littéraire, mais lui servaient avant tout à préparer son grand roman, en y glanant le matériau nécessaire pour ses futurs personnages mais aussi en y enrichissant sa langue de mille tournures savoureuses qu’on y retrouvera à peine modifiées. C’est assurément un grand plaisir de voir l’écrivain dans son laboratoire, échangeant en toute liberté, avec le « petit Antoine » sur ce monde qui allait devenir celui de la Recherche.