Une trace incandescente
Il est né dans la banlieue de Marseille d’un père tuilier et d’une mère ménagère. Quelques décennies plus tard le voici habitant un manoir flanqué de huit tourelles qu’il s’est fait construire sur un promontoire escarpé, face à l’océan. De qui s’agit-il ?
Il publie en 1899 au Mercure de France une pièce extraordinaire, le chef-d’œuvre du théâtre symboliste, si longue, si foisonnante qu’elle ne sera jamais jouée. Quelques mois plus tard a lieu, dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900, la première de Louise, l’opéra de Gustave Charpentier. On en connaît le grand air, aux délicieux accents de midinette : « Depuis le jour où je me suis donnée / Toute fleurie semble ma destinée / Je crois rêver sous un ciel de féerie / L’âme encore grisée de ton premier baiser. » Énorme succès. L’opéra fait le tour du monde. De qui s’agit-il ?
Sa chèvre s’appelle Espérance, ses chattes Vagabonde et Ténèbres, ses goélands Éole et Thalassa. Mais il est le premier à parler précisément de la captation de l’énergie solaire ou à envisager un cinéma tridimensionnel. De qui s’agit-il ?
En 1898, il décide de quitter la Babylone moderne et « Madame la Fièvre » pour « Madame la Vie », et s’installe à la pointe du Finistère. Pas assez loin cependant. Les soldats allemands font irruption chez lui : une première fois, ils assassinent sa gouvernante et violentent sa fille, la deuxième fois ils saccagent sa maison. En août 1944, les avions alliés la détruisent. De qui s’agit-il ?
Mallarmé l’appelle son fils. André Breton voit en lui « le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne». Les surréalistes lui rendent solennellement hommage en 1925 par la plume d’Aragon, Éluard, Péret, Leiris et Desnos. Les poètes du Grand Jeu lui manifestent leur admiration. Vercors dédie Le Silence de la mer au « poète assassiné ». Tristan Tzara exalte le mémoire de l’écrivain « fusillé par les Allemands ». De qui s’agit-il ?
On croirait qu’un tel personnage a laissé pour la postérité une trace incandescente. Que son nom est partout célébré. Que sa vie est donnée en exemple. Que ses textes sont de toutes parts réédités et étudiés. Lui aussi le croyait, lui qui, en exergue de chacun des trois tomes de son maître-livre, a inscrit cette phrase de La Bruyère : « Celui qui n’a égard, en écrivant, qu’au goût de son siècle songe plus à sa personne qu’à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre ».
De qui s’agit-il ? « Parlerai-je de l’homme, de l’être particulièrement sensible et bon qu’il était? écrivait Paul Valéry. Il était riche d’amitié comme il l’était d’images. Quoiqu’il se fût depuis si longtemps établi loin de nous, à peine reparu, les années de séparations s’évanouissaient. Toute une vie cordiale, ressuscitait, renaissait aussitôt. »
Il disait : « Le chef-d’œuvre est un fruit / De l’Arbre de la Nuit. » Et encore : « Le temps est une invention humaine et c’est pourquoi l’homme meurt. L’homme meurt de se limiter à coup de science. Sa Science lui donne un orgueil qui l’éloigne de la limpidité des mystères. […] L’Infini est en nous. »
Il disait : « La solitude est la virginité de l’humanité. » Et encore : « Un peuple sans beauté commence de mourir. »
Il disait : « L’univers est une catastrophe tranquille, le poète démêle, cherche ce qui respire sous les décombres et le ramène à la surface de la vie. »
Il s’appelait Saint-Pol-Roux.