Aider Dieu
« L’être humain doit savoir que grâce à ses actes il peut réparer ce qui est abîmé dans l’En-Haut, comme il est dit : “Donnez de la force à Élohim.” » Cette phrase étonnante, c’est un des plus grands penseurs hassidiques qui l’écrit. Donnez de la force à Dieu ! Aidez-le ! Cette injonction n’est pas banale. Elle fait immédiatement penser à Rilke : « Que feras-tu, Dieu, si je meurs ? / Je suis ta cruche (si je me brise ?) / avec moi c’est ton sens que tu perdras » (Le Livre de la vie monastique, Arfuyen, 2019), mais aussi, bien sûr, à Etty Hillesum : « Une chose m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes» (Journal, 12 juillet 1942).
« Donnez de la force à Élohim » : ce qui est plus étonnant encore, c’est que Rabbi Tsaddoq cite cette phrase d’après le Psaume 68, verset 35 du Sefer haTehilim, le livre des Psaumes en hébreu. Et le verset 36 du même psaume indique de manière symétrique : « Le Dieu d’Israël donne de la force au peuple. » Dans les deux versets, ce sont le même verbe « donner » et le même substantif « force » qui sont employés.
Ainsi donc, Rilke et Etty sont en parfait accord avec le texte hébreu du psaume 68 : c’est à l’homme de donner de la force à Dieu, à l’homme d’aider Dieu. Mais regardons maintenant la traduction de ce psaume 68, verset 35, dans la Bible de Jérusalem : « Reconnaissez la puissance de Dieu.» Cruelle déception : toute la magnifique audace du texte hébreu a disparu au seul profit de la seule « puissance de Dieu », comme si le traducteur avait lui-même eu peur de la pensée du Psalmiste. « Donnez de la force à Élohim » : c’est lui qui en a besoin, c’est nous qui pouvons, qui devons lui en donner.
Regardons d’autres traductions parmi les plus réputées. Crampon et Maredsous : «Reconnaissez la puissance de Dieu. » L’Alliance biblique universelle : « Proclamez que la force est à Dieu. » Lemaistre de Sacy et Louis Segond : « Rendez gloire à Dieu. » David Martin et J. N. Darby : « Attribuez la force à Dieu. » Ostervald : « Rendez la force à Dieu.»
Il faut chercher des traducteurs plus indépendants, plus familiers aussi de la langue hébraïque, pour retrouver l’idée simple et sublime du Psalmiste. André Chouraqui : « Donnez énergie à Elohîms ! » Et notre ami Henri Meschonnic : « Donnez la puissance à Dieu. »
« Toutes les traductions françaises de la Bible me font mal au cœur », se plaignait Paul Claudel. Un tel tour de ronde inclinerait à lui donner raison. Peut-on traduire un tel verset exactement à l’inverse de sa signification ? Si l’on ne peut imputer une telle erreur à une méconnaissance de la langue, tant sont diverses et réputées les traductions ici citées, on ne peut se retenir de penser qu’elle provient d’un postulat absolu de tous ces traducteurs : Dieu est tout-puissant et tout ce qui pourrait aller là-contre est nécessairement erroné. C’est donc le Psalmiste qui s’est mal exprimé, il faut le corriger. Aider Dieu, ou aider le Psalmiste ? Le choix est vite fait : c’est au secours du pauvre psalmiste qu’on se précipite.
Ce point n’est pas secondaire. Il est même tout à fait essentiel. C’est toute une conception d’un Dieu omnipotent, patriarcal, machiste, qui est imposée par de telles erreurs. Il ne faut pas s’étonner alors des conséquences funestes que de tels contresens continuent d’avoir sur la perception du Dieu chrétien et de son Église. Là comme ailleurs, c’est la lucidité des grands témoins qui permet de maintenir l’essentiel en dépit des altérations et des falsifications. C’est la dominicaine Marie de la Trinité qui note cette parole reçue du Père : « Je n’ai besoin de rien hors de toi, mais J’ai besoin de tout en toi. » C’est le philosophe Hans Jonas qui, lisant le Journal d’Etty Hillesum, souligne : « Dieu a besoin de nous, de demeurer en nous, et en même temps nous sommes dans ses bras. » Et c’est même le pape Jean-Paul II, dans sa grande encyclique de 1986 sur l’Esprit-Saint, Dominum et vivificantem, qui note : « Dieu nous fait l’immense honneur d’avoir besoin de nous pour redire ses paroles, signifier sa présence, présider sa communauté, exhorter à temps et à contretemps, comme la réponse au don inouï de Dieu. »
Traduire, retraduire, traduire toujours pour écouter – « écouter au-dedans » aimait à dire Etty: hineinhorchen – l’esprit qui a engendré les textes et continue de les animer. Il ne faut pas se lasser, il y a tant à faire et refaire toujours pour approcher au plus près de leur vibration intime, et il reste tant de trésors enfouis…
Tel est le sens de la série lancée par les éditions Arfuyen avec Catherine Chalier voici plus de dix ans : traduire et présenter tous ces grands spirituels qui ont insufflé une dynamique entièrement nouvelle à la compréhension de la tradition juive : Kalonymus Shapiro, rabbin au Ghetto de Varsovie (1889-1943), le Maggid de Mezeritch (1704-1772), le Rabbi de Kotzk (1787-1859), Rabbi Chmuel Bornstein (1856-1926) Rabbi Joseph Mordechai Leiner (1801-1854) et, en ce début d’année, Rabbi Tsaddoq haCohen Rabinowitz de Lublin (1823-1900).
Par l’ampleur et la profondeur de son œuvre, Rabbi Tsaddoq est un des penseurs les plus importants de la tradition hassidique. Né en Lettonie dans une famille d’opposants au hassidisme, il se rapprocha de cette pensée et devint disciple de Rabbi Leiner, qui avait lui-même été celui du Rabbi de Kotzk. Il mena une vie studieuse et retirée et n’eut pas d’enfants. Avant de mourir, en 1900, il demanda à ses beaux-fils de publier les écrits qu’il gardait dans une armoire fermée à clef. Six volumes en sont résultés sous le titre Pri Tsaddiq (Les Fruits du juste), référence au Midrach : « À l’heure où un homme quitte ce monde sans laisser de fils, il s’attriste et il pleure. Le Saint lui dit : “Pourquoi pleures-tu ? Tu as des fruits plus beaux que des fils… Les fruits du juste sont un arbre de vie.” »
Les Fruits du juste nous sont aujourd’hui offerts par Catherine Chalier. À nous de nous en rafraîchir et de nous en nourrir.