Sur « Ainsi parlait Saint-Pol-Roux

La lecture de Marc Wetzel

Extraits de l’article sur Ainsi parlait Saint-Pol-Roux paru sur le site La Cause littéraire le 4 avril 2022

Saint-Pol-Roux, né Paul Roux à Marseille en 1861, a vécu quarante ans de XIXe siècle, et quarante de XXe. Il a été estimé de Mallarmé (qui l’appelait son « fils »), de Rodin, de Valéry, de Segalen, de Debussy, de Céline, de Jean Moulin, de Breton, de Max Jacob, de Daumal. Il a pourtant vécu assez vite retiré, dans la solitude et la gêne, en Bretagne, en y fondant famille heureuse, mais tragiquement éprouvée (il perd son fils Coecilian à Verdun, manque de perdre sa fille Divine en juin 40, grièvement blessée par un soldat allemand, qui s’en prend aussi à lui. Pendant leur séjour à l’hôpital, la maison est pillée et en partie brûlée, avec presque tous ses manuscrits ; il meurt quelques semaines plus tard. Sa maison finistérienne sera par ailleurs dévastée par des bombardements alliés en août 44 : ses ruines demeurent sur le promontoire de Camaret).

Un exceptionnel sens de la formule, un lyrisme naturellement somptueux, une constante profondeur de pensée, une rare aptitude à anticiper les mondes de demain (l’usage de l’énergie solaire, la tyrannie de la vitesse extérieure, le cinéma tridimensionnel, les délires de la rationalité mécanicienne et économique…), un étonnant et multiforme stoïcisme du courage, une foi activiste et une action de foi prêtes à « coloniser Dieu » (fragment 353) – voilà tout ce que ce très utile florilège fait immédiatement croiser et saisir, mais le plus surprenant d’abord est peut-être, chez cet auteur merveilleusement cultivé, doux virtuose et homme d’immense compassion et charité, « la très abrupte et salubre franchise de l’état des lieux de nos âmes réelles » […]

L’intuition centrale de cet auteur (« La vie, c’est le courage universel », fragment 106) porte sur un courage de la vie, qui est d’abord la double vaillance originaire de tous les organismes naturels (l’audace qu’ils ont de prélever hors d’eux ce qu’ils ont l’endurance de faire interagir en eux). Le courage suffit, comme force d’agir sur la peur même d’agir. La pensée de Saint-Pol-Roux étonne et enchante par l’inlassable variété de ses appels au courage, à la noblesse d’intervention : courages d’avouer (« L’aveu de nos faiblesses éclaire notre force », fr. 199), de fraterniser (« Le dévouement consiste à projeter son cœur dans la poitrine de son prochain désemparé, le temps de rendre celui-ci plus fort ou bien meilleur » (fr. 216), de se dégriser (« La colère est un loup qui se mange lui-même » (fr. 218), de se tempérer (« Il rôde au plus profond de nous une violence qu’il sied de traquer à grands coups de sagesse… » (fr. 226), de se désinfatuer (« Nous ne nions Dieu que pour nous affirmer » (fr. 313). […]

Ce qu’il observe pour nous le plus précieusement, c’est précisément ce qui se nourrit de nous échapper, se rend comme inobservable : comment observer l’espace (fr. 386) qui n’est que partout ? le temps (fr.389), qui passe moins qu’il ne « nous regarde passer », la « tangente » même que prend notre « chemin » (fr. 360) d’observation, et – thème magnifique et central – la vitesse, qui ne peut que doubler, semer, laisser sur place, notre attention même à elle ? Les considérations du poète sur la vitesse (son ambiguïté et son ambivalence) sont d’une visionnaire subtilité . […]

Après un long et minutieux travail de reconstitution de l’œuvre opéré, sur quarante ans, par René Rougerie, puis Gérard Macé et quelques autres, Jacques Goorma (lui-même exécuteur testamentaire de Divine, la fille de Saint-Pol-Roux, donc particulièrement bien placé, en plus de son discernement poétique propre, pour établir ce très précieux, et très réussi florilège) offre ici, en moins de 180 pages, clairement introduite, bien menée, et se suffisant, la louable et émouvante occasion de découvrir (ou ré-approcher le plus justement du monde) un auteur exemplaire, un des plus forts poètes français. […]