La lecture de Marc Wetzel

Extraits de l’article paru le 4 mai 2022 sur le site La Cause littéraire
Quand l’auteur, depuis Bordeaux, Gênes, Dublin ou Nice, écrit ces textes, il a, à l’entrée de ce siècle, 55 à 57 ans : son corps, purement et simplement, « décline » – et quoi de plus logique, mais aussi de plus absurde, qu’un fleuriste qui se fane ? « Mon corps toi qui déclines comme décline / l’Europe /toi qui perds de la valeur peu à peu / comme la production / d’acier et de charbon / par rapport à l’électronique / mon corps d’un demi-siècle / mon corps aux os que le radiologue / dit plus vieux que leur âge / aux ongles voûtés / en une rêche fragilité / au ventre où une graisse / odieuse pousse pour croître – toi qui étais / maigre comme les pensées les plus jeunes / comme Achille et comme Patrocle – / toi qui désormais ne peux plus te passer / chaque matin de Norvasc / comme un mouchoir dans une poche » (p. 99).
C’est un homme qui accepte la vie réelle de son organisme. Il sait que son propre corps n’est pas un moteur, un container, un meuble, une cuve… mais, respectivement, son propre « mécanicien », son « docker », son « menuisier », son « vigneron » (p. 65). Il se sait ainsi, même dans l’emportement érotique, responsable de son désir, tuteur de ses manques. Et il accepte (mais autrement) la vie réelle de l’organisme étreint, car la bien-aimée est, non un jouet de cire ou de cuir, mais une chair vraie (qui se fait donc obstacle à elle-même, qui se sent faillible, qui se tache et s’aigrit, en viande à destin elle aussi) payant le prix d’être désirable. […]
Il ne s’excuse pas d’avoir su aimer vivre. D’abord, écrit-il, la joie ne lui était pas naturelle ; il a beaucoup « peiné » (et toute un peu longue souffrance rend injuste) pour devenir homme de plaisir et chevalier du trouble. Ensuite son corps a gardé (malgré les lotions, les plis et les rides) sa jeunesse intérieure, c’est-à-dire son goût d’être un corps, sa fidélité à l’ardeur de toujours qui ne lui coûtait rien. Il ne se regarde d’ailleurs – comme ferait un vieux beau – pas dans les miroirs, mais seulement, avoue-t-il, dans les vitrines, comme un infatigable ado (p.45) qui y lit ensemble son passage dans l’adulte et son passage dans la rue ! Et puis c’est un scrupuleux naturel, attentif à rendre à sa partenaire sa propre ardeur assimilable, ayant souci de se faire lieu sûr pour l’abandon d’autrui, voulant dignité des plaisirs reçus et donnés. […]
Il n’abuse pas de la lucidité forcée (la sienne) des décrépits. Il n’a pas même idée de se moquer des difficultés du pauvre, du naïf, du sot, du mort même, à rire d’eux-mêmes . À Bordeaux, il rencontre, avec la même ferveur tendre et farouche, la punkette d’alors qui l’interroge publiquement, et l’auteur latin Ausone (Bordelais au quatrième siècle !) sur lequel il fait conférence. Tout y est juste, sain et ouvert. On croit entendre Alain (« Nous devons aux morts d’être contents de penser à eux » car c’est quand ils avaient corps que les morts qui comptent pouvaient faire quelque chose d’eux-mêmes ; aujourd’hui esprits, ils ne peuvent faire quoi que ce soit que de nous, non plus d’eux !), ne retournant jamais contre les autres ce qui leur échappe, comme on le voit ici : « – je t’écris de Bordeaux, ville d’Ausone / et du vin et de la Garonne – / une lycéenne de seize ans / avec deux petits anneaux de métal dans le nez / et deux sur les arcades sourcilières / et un keffieh de palestinienne / autour du cou, m’a demandé avec un sourire / doux et intimidé si j’avais commis des excès / et lesquels. Aimer c’est toujours commettre des excès / et aimer la poésie ça l’est encore / plus, ai-je répondu. J’y repense / aujourd’hui tandis que je suis ici et que je t’écris : / j’ai commis l’excès d’être vivant / après un siècle de néant et de mort » (p. 63)
et là (quand il redonne à Ausone admiré son exacte ancienne disponibilité à lui-même !) : « Âgé désormais, tous les soirs / il se faisait apporter un panier d’huîtres / qu’il consommait avec une saucisse / grillée comme c’est encore l’usage à Burdigala. / Il avait lu tant de livres, donné tant de leçons / à l’Université que grâce à lui / elle était devenue réputée dans l’Empire. / Devenu chrétien, au vrai Dieu / il ne cacha jamais sa faiblesse / attendrie pour les dieux de la vie / de la mer et des marées, de la lune / et des vignes, du soleil et du vin. / Il s’asseyait ici, Ausone, tout près / peut-être de là où j’écris à présent… » (p. 69) […]
La tendresse païenne a exactement de sacré qu’aimer est donner les dieux qu’on est, et honorer ceux que l’être d’autrui nous offre. Quant au démon, écrit Conte (p.159), qui nous sourit du mal qu’on fait, nous pouvons résister en souriant à ce sourire. Certes, exister (« rester à genoux sur des grains de sel, gravir des marches amères », p.171), c’est disposer d’une monture rétive (comme d’un âne mi-léthargique, mi-explosif), et d’emblée monter à bord d’un futur naufrage. Mais avoir corps, c’est s’être fait prêter un fragment de monde d’origine inconnue, en avoir à jamais titre illisible de propriété : ne cède donc pas, dit le poète, à la tentation d’avoir un prix. Ne fais pas vil négoce de ta si troublante obscurité : même ayant, l’âge venu, quitté les dures landes à bruyère de Galway pour la dérisoire propreté d’un centre commercial de Dublin, notre touriste s’implore lui-même strictement où ça fait mal (p.174) : « la Liffey coule trouble / et elle aussi paraît en vente. / Tout est si normal. / Mais toi ma vie je te prie / ne te renie pas toi-même / ne te donne pas de limites, / ne le fais pas, sois folle encore (tu non darti misure, / non farlo, impazzisci ancora »)