Mai 2022

Un évangile d’inquiétude

 Il est des lectures d’adolescence qui ne vous laissent pas intact. Celle des Nourritures terrestres fut pour moi une immense irruption d’air et de soleil dans la grisaille des journées. Je m’aperçus, plus tard, que Pierre Emmanuel avait reçu, à 17 ans, la même révélation : « Il me semblait que ce livre m’aimait », a-t-il confié.

Il y eut beaucoup de Nathanaël depuis la publication de ce livre en 1897. D’abord peu connu (on ne vendit que 500 exemplaires dans les onze premières années), il devint une sorte d’évangile de libération. Comment un adolescent pourrait-il rester insensible à ces maximes enflammées, à des élans lyriques aussi fervents ? « Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. »

Le héros des Thibault de Roger Martin du Gard, Daniel de Fontanin, a évoqué cette expérience fiévreuse de lecture dans une page célèbre, en 1923 : « Cette nuit-là, en quelques heures, se trouva renversée l’échelle des valeurs que, depuis son enfance, il croyait immuable. Le jour qui suivit fut comme un lendemain de baptême. »

Un évangile ? Gustave Thibon, dans L’Échelle de Jacob, en 1942, écrivait : « La religion du risque a ses prophètes : Nietzsche, Whitman, Annunzio, Gide… » Gide prophétisait-il les révolutions des mœurs qui agitèrent la deuxième moitié du xxe siècle, et qui continuent dans notre xxie siècle ? Son livre, alors, s’était réalisé dans les faits, il n’était plus efficient, ni utile. Gide n’avait-il pas averti son lecteur, à la dernière page ? « Nathanaël, à présent, jette mon livre. »

Tout était donc simple. En plein symbolisme, Gide invitait avec une force de persuasion inouïe, à revenir au naturel et à la vie authentique. L’Art retrouvait enfin la source de Jouvence. Comment n’aurais-je pas eu envie de boire de cette eau limpide ? Mais rien n’est simple, l’eau se brouilla pour moi, dès la lecture que je fis, peu de temps après, du Journal. Les répliques du Retour de l’Enfant prodigue expriment ce basculement, la vérité même du drame de Gide, qui ne trouva son dénouement qu’avec sa mort : « Je ne cherchais pas le bonheur. – Que cherchais-tu? – Je cherchais… qui j’étais. »

Qui est André Gide ? Le Journal en montre tant de visages et de reflets ! Tour à tour et tout à la fois : le sincère, l’esthète, l’ironique, l’insurgé, l’immoraliste, le nomade, l’engagé, l’ambigu, le pervertisseur… J’aurais dû prendre garde à la phrase des Nourritures : « Tout choix est effrayant quand on y songe. » Gide préfère l’inquiétude à toute forme de tranquillité morale ou intellectuelle. Essaie-t-il de se définir et il avoue alors : « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse – doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie. »

Telle est sa nature profonde, celle d’un Protée, que l’écriture tente de cerner, d’éclairer, de canaliser, en recourant à des formes multiples et à des points de vue divers : roman, récits, «traités », écrits autobiographiques, pièces de théâtre, « soties », essais critiques… Chaque œuvre différant d’une autre et la contrebalançant. Et l’unité résidant dans l’exceptionnelle lucidité de leur auteur, dans le mouvement même de sa conscience toujours en alerte. « Rien ne se tient, rien n’est constant ni sûr dans ma vie. Tour à tour je ressemble et diffère ; il n’y a pas de créature si étrangère que je ne puisse jurer d’approcher […] C’est dans le mouvement que je peux trouver équilibre. »

Le naturel n’est que trouble et agitation en Gide, inscrit dans son être profond : « La complication, je ne la recherche point ; elle est en moi. » Dans Saül (V, 4), il dira même : « Ma valeur est dans ma complication. » Être Protée, s’avouer Protée, tel est le seul chemin possible. André Gide place la sincérité au sommet de toutes les vertus. Elle est à la racine de toute morale authentique, non pas de celle qui supplante le « vieil homme », l’homme « naturel », en fabriquant un être « factice ». La sincérité est de l’ordre de l’être. Elle dépouille cet être de tout ce qui le travestit et cache sa profonde vérité. « Ne pas se soucier de paraître. Être seul est important. »

Gide oppose ainsi « être moral » et « être sincère ». Et l’obsession le poursuivra toujours, comme déjà en 1895, dans Paludes : « Mon Dieu ! vais-je enfin pouvoir être sincère aujourd’hui ? » À 70 ans, il reviendra encore à cette exigence, que la volonté et le courage ont tant de mal à satisfaire : « Je ne veux ni m’abaisser, ni me surfaire et ne prétends qu’au naturel. »

Curieusement, le jeune habitué du salon de Stéphane Mallarmé prétendit appliquer les leçons du maître à l’écriture des Nourritures terrestres, livre aux antipodes de la littérature symboliste. En annonçant qu’il voulait « poser simplement sur le sol un pied nu », il dit avoir gardé de l’enseignement de Mallarmé, « un intransigeant amour et besoin de sincérité, d’intégrité, vis-à-vis de soi-même et de l’homme. »

Gide vit jusqu’au bout cette exigence comme un drame, dont le nœud se situe en lui-même, inextricable. Et, dit le Journal, c’est « le seul drame qui vraiment [l’]intéresse. » « C’est le débat de tout être avec ce qui l’empêche d’être authentique, avec ce qui s’oppose à son intégrité, à son intégration. »

Oui, la sincérité est un piège. André Gide y resté prisonnier toute sa vie. Comment être sincère ? Comment débusquer l’insincérité, qui est presque toujours inconsciente ? Comment être soi-même, voir clair sur soi-même, dans les ténèbres mêmes de l’inconscient ? […]

Dans son essai, André Gide, paru en 1931, Ramon Fernandez éclaire parfaitement, dans la vie de Gide, ce qu’il appelle « une philosophie du commencement, de l’initiation » : « Commencer, recevoir, c’est vivre ; continuer, c’est s’éloigner de la vie. »

Ainsi, c’est au prix d’une profonde discipline intérieure, jusqu’à se dire même « écartelé », qu’André Gide a entrepris, jusque dans sa vieillesse, de se préparer à la vie, d’approcher la vérité dans la fraîcheur de son aurore, de redécouvrir au-dessous de l’être factice, le « naïf ».

Comble du paradoxe, il nous dit : « Agir selon la plus grande sincérité impliquait une résolution, une perspicacité, un effort où toute ma volonté se bandait, de sorte que jamais je ne m’apparus plus moral qu’en ce temps où j’avais décidé de ne plus l’être. »

Sans doute, cinq ans avant sa mort, le compliqué pensait-il à lui-même en faisant dire à son héros, dans la dernière page de Thésée : « C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. » Puisse-t-il avoir dit vrai !

(Gérard Bocholier, Ainsi parlait André Gide , extraits de la préface.)