La lecture de Marc Wetzel

Extraits d’un article paru le 28 juin 2022 sur le site La Cause littéraire
« Je marche en compagnie de mon arrière-grand-père / sur un chemin de terre dans la plaine du Forez / dans mon pays dit-il / avec cette drôle de fierté / mon ombre enveloppe la sienne / ses sandales sont couvertes de poussière / il me montre sur ses jambes ses avant-bras ses joues les éraflures / mes médailles mes blessures gagnées dit-il / contre l’écorce l’ongle des arbres dans le verger voisin / je vole les pommes / je les tiens / lui et sa fierté / par la main… » (p. 26).
La plupart des ancêtres sont, logiquement (par l’âge, et le temps qui fait passer tout réel), ou aléatoirement (par persécutions, guerres, exils ratés, pandémies, diverses dévastations broyant les exemples qu’ils n’ont souvent pas eu loisir de devenir) morts : ils marchaient devant nous (leurs descendants), mais ont disparu, comme tombés dans des trous, eux-mêmes à leur tour cachés. Avant-garde désormais évanouie, et comme devenue indétectable sur un sol que nous arpentons à neuf, et sans leur sensible épaisseur : prédécesseurs à jamais privés de tout présent autre que le leur. Deux possibilités seulement, dès lors : les inviter fantasmatiquement dans notre présent, se déporter nostalgiquement dans ce que et ce qui fut le leur. Benoît Reiss choisit, cavalièrement, résolument, jubilatoirement, la seconde : le parti-pris à la fois grandiose et dérisoire du puzzle de la famille posthume. […]
C’est donc un auteur, qui, fondamentalement, fait place (à d’autres), et même leur redonne une place d’être perdue : il ne « s’efface » pas pour autant, il vient plutôt voir comment leurs tableaux s’écrivaient. Il pousse les milliers de portes d’entrée du labyrinthe (le dédale de ce que ceux qui lui ont donné vie ont reçu, en leur temps, d’elle) – et nul n’entre pourtant de gaieté de cœur dans un endroit construit pour en masquer la sortie ! Mais c’est un dédale de ciels, et il n’y en a qu’un : regroupant les ciels, il les laisse s’éclairer l’un à l’autre. […]
Page après page, ces souvent inconnus les uns des autres jouent, grâce à lui, ensemble : à toutes sortes de jeux – aux normes délicieusement hybrides, aux règles superbement mêlées ! Guides infaillibles, à la fois purs (exclusivement faits de leur mémoire) et impudiques (aucune contenance à adopter dans leur néant !) qui peuvent, extraordinairement, se prendre eux-mêmes à l’âge qu’ils veulent, et donner ainsi à conserver leurs vénérables petits métiers et grandes manies. C’est donc clair : la poésie sauve imaginairement mieux les expériences des êtres humains que ne le font réellement la chronique, l’almanach et l’histoire culturelle. […]
Toujours ces sortes de clampins tutélaires, ranimés par l’auteur (et, en réalité, toujours un peu rudement secoués pour les éveiller de dormance) à divers spots de sa frondaison généalogique, nous reçoivent (aimablement) pour être sollicités là où eux-mêmes ne l’attendaient pas. Car, bien sûr, le texte leur pose des questions posthumes – qu’ils ne peuvent donc pas entendre –, pour obtenir des réponses hors d’eux écrites – qu’ils ne peuvent donc pas contrôler. Mais c’est l’amour, et lui seul, qui les marionnettise ainsi, et un pur amour, noble, désintéressé, puisqu’au mieux l’auteur vient se reperdre avec eux dans leur cheminement ruiné.
Avec, permises par ce doux et délirant procédé de mise parachutée en abyme, à l’occasion, de géniales interférences, par exemple (p. 100) entre conte et histoire lors d’une visite de Pétain (lui-même joyeusement marionnettisé), ou, dans le plus beau des ciels de ce dédale (p. 80), entre Thésée et le Minotaure. […] On l’a compris (« Aux Justes/ qui ont sauvé mes grands-parents » dit la page 4) : ce bouleversant et si mystérieux Benoît Reiss est l’aède d’une diaspora enfuie et enfouie, devant et pour laquelle il « pousse les wagons de mots » (p. 69).