Septembre 2022

L’éternelle jeunesse d’Épicure

Épicure se flattait de n’avoir eu aucun maître que lui-même. Après avoir accompli son éphébie à Athènes, il s’établit à Colophon, sur la côte ionienne, au nord de Samos où il a passé son enfance. Non loin de là, sur cette même côte, enseignait Nausiphane, disciple de Pyrrhon, et c’est là que, semble-t-il, Épicure en reçut l’enseignement. Il le nie cependant avec vigueur, et le traite dans ses lettres d’« illettré », de « menteur » et de «prostitué ».

À Mytilène, où Épicure commence lui-même deux ans plus tard d’enseigner, il se retrouve en concurrence avec les représentants de l’école platonicienne, parmi lesquels Praxiphane dont il aurait, toujours selon Apollodore, également subi l’influence. Mais Épicure n’a pas de mots assez durs contre les platoniciens que, dans ses lettres, il appelle « les dionysolâtres » (les flatteurs du tyran Denys) et Platon lui-même qu’il appelle « le Doré ». Il n’est guère plus indulgent à l’égard d’Héraclite, « embrouilleur », de Démocrite, « bavard », ou de Pyrrhon, « ignorant » et « grossier ».

Mais la méfiance d’Épicure ne s’étend pas seulement aux différentes écoles philosophiques, elle s’applique plus largement à toutes les disciplines de la culture classique : « Fuis toute forme de culture, écrit-il à son disciple Pythoclès, toutes voiles déployées. » À quoi bon, en effet, des philosophes, des lettrés qui ne nous aident pas à être heureux ? « Il faut méditer, écrit-il au jeune Ménécée, sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir. »

On ne s’étonnera pas, en conséquence, que la pensée d’Épicure, qui se pose d’emblée en opposition frontale avec toute la philosophie et toute la culture de son temps, ait porté en tous les lieux et toutes les époques où elle est réapparue un même ferment de contestation radicale vis-à-vis de toutes les idéologies politiques, sociales ou religieuses.

Cette pensée ne prétend certes nullement à une action militante contre les pouvoirs en place. Elle s’en défend, bien au contraire, avec la plus claire détermination. Mais c’est là qu’est son plus grand danger : elle donne simplement, fortement le goût du bonheur et le sens de la liberté. Elle témoigne qu’on peut vivre autrement, toujours. Qu’il n’y a pas de fatalité, pas de malédiction. Qu’il faut seulement vivre et ne pas avoir peur.

À travers les siècles, la pensée d’Épicure n’a cessé, face à toutes les formes d’oppression, d’apporter un message d’émancipation. Quand la Rome antique étouffait de plus en plus sous le poids de l’omnipotence impériale et du fatalisme stoïcien, c’est dans les cercles épicuriens que demeurait un esprit de liberté. Et quand l’Europe de la Renaissance tentait de se délivrer du joug des monarchies absolues et du dogmatisme chrétien, c’est encore sous l’inspiration d’Épicure que les penseurs libertins et les philosophes des lumières recouvraient le sens de l’autonomie de l’individu.

« Le bonheur est une idée neuve en Europe », proclamait le révolutionnaire Saint-Just le 3 mars 1794. Mais cette idée « neuve », ne venait-elle pas en droite ligne d’Épicure ? Et en cette aube du troisième millénaire, quand la planète s’interroge sur les moyens de sauver la nature sans asservir l’homme, n’est-ce pas une fois encore dans la filiation d’Épicure que pourrait se concevoir une nouvelle forme de vie qui soit tout à la fois respectueuse de la terre et de l’humanité ? […]

On connaissait par Diogène Laërce le recueil de quarante aphorismes intitulé Maximes capitales. En 1888 parut dans la revue Wiener Studien sous le titre « Gnomologium vaticanum » un nouveau recueil de 81 aphorismes, – dont 13 reprenaient des textes déjà présents dans les Maximes capitales.

Le manuscrit de ces « Exhortations d’Épicure » (leur titre grec), aujourd’hui connues sous le nom de Sentences vaticanes, avait été « découvert » par Karl Wotke dans le Codex Vaticanus Graecus 1950, manuscrit datant de la première moitié du xive siècle et bien connu, du fait de son caractère composite, des spécialistes de Xénophon et de Marc Aurèle. Le mérite de Wotke était principalement de s’en faire l’éditeur, avec l’aide de Hermann Usener qui avait accepté d’accompagner les textes d’une préface et d’une postface. […] 

L’année même précédant la parution du « Gnomologium vaticanum », Usener venait de livrer ce qui reste aujourd’hui encore le principal ouvrage de référence pour la connaissance du corpus philosophique d’Épicure : les Epicurea, une somme de plus de 500 pages présentant l’ensemble des textes d’Épicure transmis par Diogène Laërce ainsi que l’ensemble des citations d’Épicure chez les auteurs anciens grecs et latins.   

Cette somme permet, d’une part, de recouper le texte de Diogène Laërce avec les versions transmises par d’autres auteurs de l’Antiquité et, d’autre part, de compléter le texte de Laërce des nombreux autres éléments, souvent essentiels, qui n’y figurent pas.

L’ensemble des textes sont présentés selon un plan rigoureux qui permet un inventaire commode des fragments recensés par thème et sous-thèmes. Les Epicurea collectent d’abord, dans une brève intoduction, les « témoignages » sur Épicure : ses livres, sa langue et son style. Il rassemble ensuite dans une première partie les « fragments extraits d’œuvres connues » sur les différents textes d’Épicure : ses livres, ses lettres et ses propos (Usener n° 1 à 218). Il livre dans une seconde partie des « fragments de source incertaine » concernant les différentes parties de sa philosophie : prolégomènes, canonique, physique et éthique (Usener n° 219 à 607).

Les Epicurea offrent une masse de documentation très riche et touffue que Hermann Usener a conçue avant tout comme un outil de travail pour ceux qui voudraient après lui travailler à l’interprétation des textes d’Épicure. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que, près de 150 ans après leur parution, cet ouvrage reste d’un accès difficile.

L’ouvrage a certes été réédité en 2010 par Cambridge University Press, mais par repro-duction de l’édition originale d’Hermann Usener, entièrement rédigée en latin. Grâce au dynamisme des études consacrées à la pensée d’Épicure en Italie, à la suite d’Ettore Bignone, de Graziano Arrighetti et de Margherita Isnardi Parente, c’est à la patrie de Lucrèce que l’on doit la seule édition complète des Epicurea en langue moderne, par les soins de Giovanni Reale et d’Ilaria Ramelli.

Il ne saurait être question ici de proposer à notre tour une traduction en français de l’ensemble des Epicurea. Aussi bien notre propos n’est que de rendre aisément accessibles au lecteur français les textes essentiels retrouvés ou identifiés par Hermann Usener qui constituent les compléments indispensables du corpus d’Épicure tel qu’on le présente habituellement.

Ces textes sont tellement essentiels, en effet, à l’égal des Maximes capitales ou des Sentences vaticanes, qu’on ne saurait plus lire aujourd’hui d’étude sur Épicure qui ne s’y réfère abondamment. Ce n’est pas ailleurs que dans ces Epicurea qu’on pourra, par exemple, trouver mention du fameux clinamen, si déterminant pour la pensée de la liberté chez Épicure. Ce n’est pas ailleurs qu’on trouvera la célèbre injonction « Cache ta vie!», qui se situe pourtant au centre de sa pensée du bonheur.

Il nous a semblé intéressant de présenter ici un large choix de ces pensées, en donnant à chaque fois, face au texte original grec ou latin, une traduction que nous avons voulue aussi littérale que possible. Nous nous sommes limités dans ce choix à des fragments qui, citant des propos d’Épicure lui-même, soient de même nature que les Maximes capitales ou les Sentences vaticanes. C’est ainsi un ensemble de 242 fragments nouveaux qui s’ajoutent aux 108 aphorismes du corpus habituel – compte tenu des recoupements entres Maximes et Sentences. (Ainsi parlait Épicure. Extraits de la préface de Gérard Pfister).