Octobre 2022

Un jardin sur le Vésuve

C’était la veille de Noël, en 1979, via della Consulta, à Rome, tout près du palais du Quirinal. J’ai le souvenir d’une pièce très claire, d’une décoration raffinée. Dans un français impeccable, Clotilde Marghieri me confiait tout ce qu’elle devait à la littérature de cette langue, et en particulier à Madame de Sévigné et à Colette qu’elle plaçait au plus haut. Sa parole était vive et enjouée, et son visage, qui révélait un fort caractère, donnait une impression d’humour et d’élégance. Le téléphone sonnait, elle avait un sourire charmant pour nous prier de l’excuser et elle s’exprimait en anglais avec la même sûreté et le même naturel qu’elle le faisait à l’instant dans la langue de Molière. Elle parlait d’autres langues encore, me disait mon amie Margherita Guidacci, qui avait souhaité me la faire rencontrer, et par son raffinement, sa liberté de ton, son cosmopolitisme, elle semblait une de ces grandes dames de la littérature européenne du XVIIIe siècle à qui rien d’humain n’était étranger. «J’appartiens, m’écrivait-elle (en français), à un siècle où une lettre de Mme du Deffand arrivait à Voltaire à Genève en six jours » – se désolant qu’une de mes lettres ne lui soit parvenue au bout de 46 jours… […]

Je ne suis jamais allé à Santa Maria la Bruna, qui est le cadre de son premier livre, publié en 1960, L’Île du Vésuve, mais plus encore qu’à son appartement romain, c’est à ce lieu mythique, au pied du Vésuve, que mon souvenir l’associe. Est-ce là l’influence du prestigieux voisinage de cette Villa delle Ginestre, où Antonio Ranieri donna l’hospitalité à Giacomo Leopardi à la fin de sa vie ? Ces genêts qui ont donné leur nom à l’un des plus beaux poèmes de Leopardi, La Ginestra, qui commence par ces mots : « Là sur l’aride échine / Du formidable mont, / Ce Vésuve exterminateur, / Que rien n’égaie, arbre ni fleur, / Tu répands alentour tes buissons solitaires, / Odorant genêt, / Satisfait des déserts. » Clotilde Marghieri dépeint avec une telle simplicité, un tel charme la vie qu’on mène au flanc du « formidabil monte » qu’on croit y avoir soi-même habité. C’est aussi par ce livre, donné dès notre première rencontre, que je suis entré dans son œuvre, comme dans une de ces maisons où l’on a toujours envie de retourner. […]

En 1920, lors d’un somptueux bal donné dans une villa de Sorrente, Clotilde Marghieri avait rencontré l’avocat Gino Marghieri. Ils se marièrent la même année et eurent deux enfants, Massimo et Lucia. Le père du marié, Alberto Marghieri, avocat d’affaires renommé est alors recteur de l’université et deviendra bientôt sénateur du royaume d’Italie. Dans son appartement de la Piazza dei Martiri, il a pour hôtes habituels l’écrivain antifasciste Roberto Bracco et la romancière Matilde Serao, mais aussi, plus rarement, le philosophe Benedetto Croce et l’historien méridionaliste Giustino Fortunato.

Un été, durant ces années 20, Clotilde Marghieri fait à Capri la connaissance de l’écrivaine féministe Sibilla Aleramo. D’abord irritée par son personnage, elle la découvre bientôt sous un autre jour et conçoit pour elle amitié et admiration. Le même été, l’autrice d’Una donna lui fait rencontrer l’actrice sans pareille, Eleonora Duse.

De ses années florentines, Clotilde Marghieri a gardé de solides amitiés : c’est par Pellegrina Rosselli, devenue secrétaire de Bernard Berenson, qu’elle entre en relation, en 1926, avec l’Américain d’origine lituanienne. Leur première rencontre au Grand Hôtel de Naples sera le début d’une profonde amitié, dont porte témoignage la très riche correspondance échangée pendant près de trente ans.

Bien que toujours mariée, Clotilde décide en 1933 de quitter Naples pour vivre dans la villa vésuvienne de son père, à Santa Maria la Bruna, à laquelle elle donne le nom de son ancien collège, La Quiete. Choix audacieux que cet exil campagnard, qui choque aussi bien la bonne société napolitaine que sa propre famille, mais qui lui permet une fois pour toutes de s’émanciper du poids des conventions de son milieu et d’affirmer son indépendance. Dans cette retraite toute horatienne, elle reçoit nombre d’amis italiens et étrangers, venus souvent sur la recommandation de Berenson pour qui elle devient la « nymphe vésuvienne » ou la « nymphe solitaire ».

Aurait-elle jamais écrit si son ami Berenson ne l’y avait incitée avec tant d’insistance ? Elle plaisantait elle-même de ce « lent cheminement vers les lettres », dont elle avait fait le thème d’une conférence prononcée devant le Cercle de la Presse à Naples au début des années 60. Car son but, soulignait-elle, n’avait jamais été d’écrire : « Vivre, vivre le plus intensément possible », elle ne cherchait rien d’autre. Mais, tardivement dans sa vie lui était venue cette découverte que « le moyen de vivre le plus complètement est aujourd’hui d’écrire, car c’est encore le moyen le plus direct et le plus profond d’entrer en contact avec les autres ». […]

L’Île du Vésuve est dédié « À Angelica qui aima ses lieux ». Nièce de Clotilde, disparue très jeune, Angelica avait trouvé sur les flancs du Vésuve l’espace de son trop bref déploiement. Ainsi, même un livre aussi lumineux et enjoué que celui-là ne va pas sans quelque secrète blessure. Ses menues histoires, son humour malicieux ne nous parleraient pas avec tant d’émotion si nous n’y sentions ce fond de gravité qui fait la personnalité même de l’ermite vésuvienne.

Giovanni Battista Angioletti, qui écrivit pour l’édition italienne du livre une lettre liminaire et qui devait mourir à Santa Maria la Bruna un an après la parution de celui-ci, a bien marqué la dimension d’ombre qui s’y trouve : « L’Île du Vésuve, écrit-il, est une aventure merveilleuse ; mais comme toutes les aventures, elle connaît ses tempêtes et ses soudaines menaces imprévues de naufrage. » C’est pourquoi, ajoute-il, c’est un «livre plein d’amour, et d’un amour cependant caché sous un très dense filigrane d’ironie, de respect, d’irritation et d’amusement. Précisément pour cela, c’est un livre vivant et pleinement loyal. »   (L’Île du Vésuve, de Clotilde Marghieri. Extraits de la préface de Gérard Pfister).