Novembre 2022

Le métier de vivre

Une année va se terminer. Dix-sept livres auront paru. Et tant d’autres ailleurs. Par dizaines de milliers. Pendant ce temps-là, la guerre. Une guerre stupide comme toutes les guerres, plus stupide encore d’être celle du pays le plus étendu du monde pour accroître encore son territoire. En en exterminant et déportant les populations. Une guerre de conquête comme on en croyait les siècles définitivement révolus.

Pendant ce temps-là, l’accélération d’une crise climatique dont les effets sont de plus en plus proches de nous: dès le début de l’été plus une goutte d’eau dans notre source ; les oiseaux, les insectes de moins en moins nombreux ; les vieux pins roussissant à vue d’œil.

Pendant ce temps-là, dans la société l’injustice de plus en plus en plus criante, le désarroi intellectuel et moral toujours plus inquiétant. L’imbécillité triomphante des médias de masse faisant pendant aux aberrations d’une quête d’identité de plus en plus crispée et délirante.

Dix-sept livres de plus. Qui nous ont pris une année de plus de notre vie. Pour entamer bientôt la 48e année des éditions que nous avons créées. Pourquoi faisons-nous cela ? Tant d’effort pour un résultat apparemment si limité face à la marée des produits de l’industrie éditoriale ? Et pourtant dans le même enthousiasme de la découverte et du partage qu’aux premiers jours, dans ces années 70 dont l’élan d’optimisme semble aujourd’hui si lointain.

Pourquoi éditer, traduire, écrire de tels livres aujourd’hui ? Car le pire est qu’il faille, semble-t-il, s’en expliquer, et presque s’en excuser. La prépondérance écrasante des livres qui ne sont que des produits industriels, à rotation rapide et obsolescence programmée, semble avoir fait perdre jusqu’à la notion même de ce qui faisait naguère la dignité particulière de ces frêles vaisseaux de papier.

Il est maintenant, dirait-on, entendu qu’un livre est fait pour toucher un maximum de lecteurs et qu’il n’a d’autre raison d’être que le niveau de ses ventes, solennellement affiché dans les magazines et les librairies comme un ultime argument : à quoi bon lire, n’est-il pas vrai, un livre qui ne jouirait pas de cette onction suprême ?

Des statistiques triomphalistes ont annoncé un regain d’amour pour le livre durant la pandémie. Mais qu’entend-on par « livre » ? Certes le chiffre d’affaires global du « livre » est passé de 2740 millions d’euros en 2020 à 3078 millions d’euros en 2021, soit une croissance de 12,4 %. Remarquons au passage combien ces 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires global du secteur de l’édition sont infimes si on les compare au chiffre d’affaires de sociétés comme Total (161 milliards en 2021), Carrefour (73 Mds) ou même la seule société de luxe Hermès (9 Mds, trois fois plus !).

Allons plus loin : qu’a représenté la littérature dans ce maigre montant ? 21 % du total contre 22,5 % l’année précédente. Dans le même temps, les bandes dessinées et mangas sont passées de 12,5 % du chiffre d’affaires de l’édition à 17,4 %. Un pareille analyse montrerait qu’au sein de ce qu’on appelle « littérature » la part des best-sellers et autres produits de consommation de masse tend à supplanter chaque année davantage ce qu’on honorait naguère du noble nom de littérature.

Qu’importe, dira-t-on, puisque c’est le goût d’aujourd’hui ! Les livres ne sont pas faits pour s’ennuyer et la littérature non plus. L’actualité est désolante : il nous faut du divertissement. Les logements sont exigus : il nous faut du livre jetable. Les écrivains sont de mauvais communicants : il nous faut des bateleurs qui savent défrayer la chronique et animer les plateaux.

Voire. N’y a-t-il pas seulement tromperie sur la marchandise ? Si l’on était obligé de « rappeler » les mauvais livres comme on a été obligé de rappeler les chocolats Kinder ou les pizzas surgelées Buitoni, la vie de bien des éditeurs serait impossible. Si l’usage s’imposait d’un « Nutriscore » pour les ouvrages dits de littérature, quels effrayants taux de graisses, de sucres et de sels verrait-on apparaitre, ravalant tous ces produits habilement « marketés » à des classements infamants ?

La comparaison n’est en rien inappropriée. Comme on ne mange pas seulement pour flatter ses papilles mais pour nourrir son corps, le plus efficacelment et le plus sainement possible, on ne lit pas seulement pour flatter ses instincts – au nombre desquels la paresse, le conformisme et le voyeurisme ne sont pas les moindres – , mais pour nourrir son esprit. Pour le faire grandir de toutes les manières : en largeur, en hauteur et en profondeur.

Les temps ne sont hélas pas si cléments qu’on puisse se dispenser de cet effort et croire pouvoir impunément, les études terminées, se considérer comme définitivement majeur et vacciné. « Mon métier et mon art, disait Montaigne, c’est vivre. » Croit-on suffisant d’avoir usé ses culottes dans les écoles pour prétendre le posséder un peu ? S’il est un métier où la formation permanente est plus qu’ailleurs encore nécessaire, c’est assurément celui-ci.

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être », affirmait encore le Gascon. Ne cherchons pas ailleurs notre plaisir qu’en cette perfection-là, si même tous les fabricants de clinquant et de pacotille essaient de nous en détourner. C’est leur affaire – ce sont leurs chiffres d’affaires –, ce n’est pas la nôtre. La vie est trop courte et trop difficile pour ne pas s’aider des meilleurs compagnons que l’humanité nous a donnés : tant de livres écrits au travers des siècles, et aujourd’hui encore, pour nous apprendre le métier et l’art de vivre dignement, et autant que possible joyeusement.

Des livres que tant d’hommes ont loyalement écrits – et au prix souvent de lourds sacrifices – pour tâcher de se former eux-mêmes et qui nous sont, si nous le voulons, merveilleusement disponibles pour essayer de nous former nous-mêmes. Non pas pour nous voler notre temps et gaspiller notre énergie, mais pour faire de nous des hommes et des femmes libres. Des vivants.

L’année prochaine nous publierons à nouveau dix-sept livres. Nous lirons, nous traduirons, nous préfacerons, nous écrirons, nous éditerons. Si la vie nous le permet. Pour nous aider, pour aider chacun en ces temps de détresse à « savoir jouir loyalement de son être ».