Vivre avec les mots
Nous croyons vivre parmi les choses, nous ne vivons que parmi les mots. Nous croyons jouir des objets, nous ne faisons que consommer des marques de produits rigoureusement standardisés. Nous croyons être au monde, nous restons enfermés dans notre bavardage intérieur. Où sommes-nous ? Nous pensons être là, mais on nous dirait coupés de tout, vivant dans un brouhaha de signes et d’images. La nature, en sa beauté mystérieuse, sa tragique beauté, semble avoir pour nous disparu. Tout s’est comme évanoui, volatilisé, dématérialisé.
À peine si nous nous souvenons parfois qu’il y avait, qu’il y a peut-être, autre chose. Des choses. Un lever de soleil devant nos yeux encore étourdis de sommeil. L’étendue miroitante d’un lac et, sur l’autre rive, les cimes enneigées des montagnes. À peine si parfois nous sommes, malgré nous, rappelés au réel. À notre corps. Au corps précaire, précieux, à la matière éphémère de toutes choses. Un imperceptible écran nous sépare de ce qui est autour de nous. […]
Tout innocents qu’ils paraissent, les mots ont sur le réel un effet prédateur. Non contents de désigner les choses, ils tendent à se substituer à elles. Ce qui n’était à l’origine qu’une commode convention pour distinguer un ensemble de perceptions, on en vient à lui conférer une manière de réalité, comme si cet ensemble avait une autre existence que le mot qui l’agrège. […]
Ce qui est le plus particulier, le plus individuel, jamais les mots ne le nomment. Ils ne connaissent par nécessité que le plus ou moins général. Ce qui est le plus propre à une chose, cela n’a pas de nom. Et c’est cela pourtant qui fait le caractère unique de son existence, ce qui la fait précieuse entre toutes. La théologie négative souligne que Dieu n’est ni ceci, ni cela, qu’il est sans attribut, sans qualité, et que c’est pour cette raison qu’il ne peut être nommé. On pourrait dire à ce compte que c’est ici pareillement le cas de toute chose de n’être réductible à rien d’autre, de n’être identifiable à aucun attribut, à aucune qualité. À aucun concept. Par-là infiniment rare, infiniment mystérieuse. Chaque chose, chaque être, dans sa parfaite singularité, ne mériterait-il pas à ce titre qu’on lui rende, comme aux arbres et aux sources autrefois, quelque modeste hommage, comme un culte discret ? Tout au contraire ce sont les principes et les généralités qu’on célèbre et qu’on vénère, des concepts bouffis de néant. […]
Mais les mots n’ont pas seulement sur le réel cet effet prédateur, ils ont sur nous-mêmes, aussi dommageable, un effet aliénant. Nous croyons par le langage avoir prise sur le réel. Aussi imprécis et insuffisants soient-ils, nous pensons que les mots parlent des choses, qu’ils ont pour essentielle vocation de les signaler et les décrire. Les choses étant là, les mots nous permettraient de dresser un constat de cet environnement et de nous y situer. Comme si le langage était une sorte d’objectif photographique, capable de produire instantanément et à volonté des images du réel, aussi bien celui qui nous entoure que celui que nous sentons en nous. Mais les mots ne sont pas matière inerte. Le langage a sa propre dynamique et son organisation particulière qui se concilient mal avec le caractère d’objectivité que nous voudrions lui prêter. Nous croyons décrire une réalité, nous en créons une autre. Nous croyons parler des choses, les mots parlent d’eux-mêmes. […]
Une particularité qui fait la puissance incomparable de la musique lorsqu’on l’écoute est de nous parler absolument au présent. Pas de place dans ses sons pour l’évocation d’un passé ou d’un futur. Ils sont entièrement situés ici et maintenant et nous obligent, nous qui les écoutons, à nous situer de même. C’est ce qui nous rend souvent si difficile l’écoute d’une œuvre musicale. Sans cesse notre esprit divague dans les souvenirs et les projets, dans les pensées d’autre chose et les rêveries d’ailleurs. C’est aussi, bien sûr, en quoi la musique nous est tellement salutaire. Nous dont la vie est tissée d’absences, elle nous force à être tout entiers dans l’instant. Plus encore, elle nous oblige à être silencieux, à l’image de son propre silence. Car elle ne nous dit rien, ne nous montre rien. Elle est là et n’est plus là. Elle s’écoule dans ses sons, sans cesse surgissante, sans cesse mourante. Comme ils semblent apparaître sans raison, les sons disparaissent aussi sans laisser de trace. Rude école pour nous, tellement jaloux de notre identité, de notre postérité. Il n’en est pas de meilleure.
La matière verbale est, elle aussi, tout entière dans le présent : chaque mot succède à l’autre, comme les sons, les instants se succèdent, et ce n’est que par un artifice de la pensée que nous croyons leur faire dire le passé ou l’avenir. Fatalement présents, toujours, dans chaque élocution même. Et, enfin dégrisés de notre illusion de durer, c’est ainsi qu’il nous faut les entendre, dans leur surgissement et leurs métamorphoses. […]
Chaque texte, aussi bref, aussi simple soit-il, est une fenêtre qui s’ouvre sur l’infini du ciel. Si riche de couleurs, de vibrations, de suggestions, la vue qu’il nous offre, à peine le distingue-t-on encore. Si vivante, si présente, la lumière qui joue entre les plans du paysage, à peine se souvient-on encore des petit-bois finement moulurés, feuillurés, des reflets, des traces sur les verres. Chaque mot est une ouverture, chaque texte est un panorama. Sans cesse le regard avance de l’un à l’autre, comme, au long du chemin, entre les arbres se dévoilent toujours de nouveaux paysages.
Au gré des sinuosités et des pentes, des vallons, des enclos se découvrent, et parfois c’est un sommet enneigé ou une plaine immense. Pas à pas, page après page, les espaces se composent en un espace plus vaste encore. On croyait pouvoir faire halte, contempler un lieu, un ciel qui auraient suffi à notre vie. Mais le chemin ne s’arrête pas. Sans cesse le temps s’ouvre sur de nouveaux domaines. La lumière n’en finit pas d’irradier, dévoilant toujours de nouvelles étendues. La lumière se joue du temps, de l’espace. La lumière se joue de nous. Toujours en avant, au-delà. Là où le temps n’a plus de terme, où l’espace n’a plus de bord. Où n’est plus que cette unique vibration. Cette unique pulsation.
Un immense espace, disions-nous. Un point. Un vide merveilleux où tout vibre, tout résonne. Un silence profond qui irrigue et soutient jusqu’à nos voix. Un souffle nu qui porte chacun de nos mots, chacune de nos phrases. Nous l’éprouvons soudain dans notre poitrine, dans notre chair. La musique n’est là que pour faire retentir cet espace. La parole n’est là que pour donner voix à ce souffle.
Ce n’est pas du livre qu’il faut parler, mais de l’expérience (Gérard Pfister. Extraits de L’expérience des mots, in Le Livre, mars 2023)