Février 2023

Éloge du hasard

« Si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. […] Il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure, […] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon d’escrime » (Les Chants de Maldoror, VI, 1). Est-ce ainsi que se fait un catalogue d’éditeur, par la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » ?

Le hasard, il est vrai, y entre pour beaucoup. C’est tel manuscrit, un beau matin, qui vous arrive parmi tant d’autres, et tout de suite, pour une certaine tonalité, pour une tournure de phrase, le contact s’établit. Ou bien telle rencontre, un jour, au Marché de la poésie ou ailleurs : peu à peu se crée une relation de confiance fondée sur des démarches similaires, des goûts communs ; des projets s’élaborent, d’autant plus stimulants qu’ils vous emmènent sur des voies inconnues. Ou bien tel livre découvert chez un bouquiniste, il y a fort longtemps, et oublié dans un recoin d’une bibliothèque : on l’ouvre à nouveau, l’attraction est la même que la première fois et, de proche en proche, sa lecture vous met sur des pistes merveilleusement stimulantes, vers d’autres livres qu’on cherche passionnément à se procurer et qu’aussitôt lus on a envie de traduire et de partager.

Tant de hasards produisent-il de la beauté ? On peut s’en étonner, mais il n’est pas, en réalité, de voie plus sûre pour y tendre que cette disponibilité, cette improvisation, cette joyeuse liberté. Et c’est même ce qui fait tout le sel du métier d’éditeur, si tant est que ce vagabondage puisse s’appeler un « métier ». Car dès lors que s’y imposent les rudes contraintes de la rentabilité ou l’inconsciente tyrannie des modes, éditer est bien un métier, mais l’essentiel en est perdu : cette merveilleuse révélation, de livre en livre, de hasard en hasard, d’une intime cohérence, d’une subtile unité, qui est celle de notre plus profond désir, à nous-mêmes inconscient mais incessamment actif et exigeant. Michel Camus aimait à se dire éditeur de plaisir, par opposition à un monde éditorial qui, entraîné par la massification de la culture et concurrencé par l’industrie du divertissement, se transformait de plus en plus en fabrique de produits jetables. Quelle plus belle motivation, en effet, que de vouloir partager ce plaisir intense que peut donner une lecture, non pas seulement d’amusement et de facilité, mais de dilatation et d’accomplissement de tout l’être comme peut l’être le plaisir amoureux.

Tant vaut l’arbre tant vaut le fruit et ce ne sont hélas pas les plans marketing ni les petits calculs financiers qui peuvent produire quoi que ce soit de solide ni de durable. L’arbre a besoin des hasards du temps et de la terre pour produire ce qu’il doit, et il n’est rien de tel que les circonstances les plus fortuites pour contribuer à faire apparaître, au travers des années, ce qui semble porté par la plus rigoureuse nécessité. Il faut être toujours attentif aux propositions les plus surprenantes que ménagent les rencontres, c’est en elles qu’on peut reconnaître, avec un peu de discernement, ce qui semblait nous attendre depuis toujours.

Rien de plus improbable que de faire paraître ensemble, en ce mois de février, deux traductions que rien ne semble pouvoir rapprocher. D’un côté, le mystérieux Æ, de son vrai nom Georges William Russell (1867-1935), prophète du renouveau culturel irlandais, peintre et écrivain visionnaire, digne successeur du grand poète et illustrateur William Blake. Nous ne le connaissions que de nom. Et pourtant quel fabuleux personnage ! Son cadet James Joyce, qui en a fait un héros de son grand roman Ulysse, le montre avec la carrure imposante d’un « grand-père orang-outang » et la « barbe pointue d’un vieux Moïse » : « Les troubles qui préparent le monde aux révolutions, lui fait-il dire, sont nés des rêves et des visions d’un paysan au flanc de la colline. La seule vie enviable ne se révèle qu’aux simples de cœur. »

Doué d’impressionnants pouvoirs psychiques et profondément marqué par les Upanishads et l’Advaïta Vedanta, Russell – qui fut aussi banquier, journaliste. député… – a rendu compte de ses méditations dans de courtes proses étincelantes jamais traduites en français. Marie-France de Palacio, grande spécialiste de la littérature européenne de la fin du XIXe siècle, a réuni et traduit ces textes en les introduisant par deux chaleureux hommage signés par son grand ami William Butler Yeats et par Monk Gibbon, « le grand ancien des lettres irlandaise ». C’est Marie-France de Palacio qui avait en 2019 traduit l’extraordinaire Histoire de mon cœur du savant naturaliste anglais et écrivain Richard Jefferies (coll. Les Carnets spirituels) et conçu en 2021 le volume Ainsi parlait Yeats.

Les Aurores boréales, de Russell, qui paraissent aujourd’hui dans la collection Les Vies imaginaires, avec une couverture illustrée d’un tableau puissamment expressionniste dont il est l’auteur, révèlent une personnalité géniale et attachante, quasi inconnue en France ; elles entrent aussi immédiatement en résonance avec bien d’autres ouvrages d’Arfuyen concernant la spiritualité indienne (Shankara…), la mystique anglaise (Julienne de Norwich…) ou le lien entre dons psychiques et poésie (Rilke …). C’est à la sagacité et à la très fine sensibilité de Marie-France de Palacio que nous le devons et il trouve sa place dans notre catalogue comme s’il avait dû de toujours en faire partie.

En ce même mois de février, dans la collection Neige de poésie bilingue, voici que paraît Le Livre des Laudes de Patrizia Valduga, née en 1953 à Castelfranco Veneto, en Vénétie. Depuis combien d’années ai-je souhaité faire connaître en France la poésie de cette femme étrange, excentrique et provocante autant que secrète et ascétique ? Sans doute depuis le premier livre que j’ai lu d’elle : Medicamenta e altri medicamenta, paru en 1989 dans l’excellente collection de poésie des éditions Einaudi, fameuses pour avoir publié juste après-guerre les chefs d’œuvre de Cesare Pavese et Carlo Levi. Dans sa préface, Luigi Balducci faisait ressortir la radicalité de cette parole-là : « Patrizia Valduga s’est appropriée la crise du langage propre à la poésie moderne. Personne mieux qu’elle n’a saisi la situation d’impossibilité dans laquelle nous a laissé le discours de Montale.»

Cinq ans plus tard, paraissait chez Marsilio, le grand éditeur de Venise, Requiem. Per mio padre morto il 2 dicembre 1991. Depuis lors, étonnamment, je n’avais pas eu l’occasion de lire d’autres de ses livres. Mais comment oublier la poétesse née à Castelfranco Veneto, là même où vit le jour en 1477 Zorzo ou Zorzi da Castelfranco, mort à 32 ans, le premier grand peintre vénitien du Cinquecento, resté célèbre sous le nom de Giorgione ? N’y aurait-il pas, d’ailleurs, quelques similitudes à déceler entre la traductrice de Ronsard et de Mallarmé et le peintre de l’énigmatique Tempête ou de la sensuelle Laura ?

Mais c’est bien l’œuvre du hasard si Christian Travaux, connaissant le tropisme italien d’Arfuyen depuis les origines, a eu l’idée de nous proposer précisément de publier la traduction de ce même Requiem, augmenté du Libro delle laudi paru dans la même collection de poésie d’Einaudi en 2012. En une telle rencontre, comment ne pas reconnaître le signe d’une nécessité cachée ? « J’écris pour ne pas devenir folle, écrit Patrizia Valduga, pour m’approcher plus de ma peur. Ainsi je me mets face à ma peur, pour atteindre le maximum de peur, pour ne plus devenir que peur, et pour ne plus avoir peur, pendant quelques jours au moins. » Dans la somptueuse écriture baroque qu’elle utilise comme un sortilège pour apprivoiser l’effroi, combien de résonances inattendues se font entendre avec les livres de trois autres Italiennes que nous sommes particulièrement fiers d’avoir publiés : Neurosuite, de Margherita Guidacci, Le Tigre absence de Cristina Campo et La Folle de la porte à côté d’Alda Merini.

Un an avant ce Livre des Laudes, nous avons publié un autre grand écrivain italien traduit par Christian Travaux, Giuseppe Conte. Le livre avait pour titre Je t’écris de Bordeaux. Blessures et refleurissements. Conte avait rédigé tout spécialement pour lui une préface originale. Je voudrais citer quelques mots de sa conclusion : « Marco Polo dit à Kublai Kan, dans la conclusion des Villes invisibles d’Italo Calvino, qu’en face de l’enfer quotidien il y a deux voies que l’on peut suivre : l’une, facile, est de s’adapter à lui jusqu’à ne plus même se rendre compte que l’enfer est là ; l’autre, difficile, est celle de savoir reconnaître “qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et de le faire durer, et de lui faire de la place”. » Ces choses-là, où les chercher? Comment les définir ? Elles sont partout et nulle part de particulier. Le hasard nous les donne, notre seul devoir est de « savoir les reconnaître» et, les ayant reconnues, de s’efforcer de les « faire durer », de leur « faire de la place ». Une telle place, ce pourrait être, parmi tant d’autres, une maison d’édition. Arfuyen, peut-être.