Janvier 2023

Zweig, la quête de l’universel

On pourrait résumer la quête de Stefan Zweig en trois noms : Romain Rolland, Érasme, Montaigne. La lutte contre les nationalismes. Le rejet des fanatismes religieux. Le combat contre tous les dogmatismes. Et chacun de ces engagements, qui sont comme autant d’étapes d’une unique quête pour penser l’universel, est symbolisé par un livre.

En 1921, c’est le grand livre qui fait découvrir Rolland dans le monde germanophone : Romain Rolland : sa vie, son œuvre. En 1934, c’est la redécouverte fervente autant qu’inattendue du sage de Rotterdam : Érasme, grandeur et décadence d’une idée. En 1941, c’est la rencontre émerveillée avec l’homme qui résume à lui seul toutes ses aspirations : l’essai sur Montaigne, son dernier texte, qu’on dirait testamentaire tant il y livre le sens de sa propre existence. Il n’aura pas le temps de le terminer. Le 22 février 1942, il se donne la mort. Le texte ne sera édité que bien plus tard, en 1960. […]

Zweig a découvert Romain Rolland par la première partie de son roman Jean-Christophe, parue dans les Cahiers de la Quinzaine en 1907 sous le titre L’Aube. Zweig écrit à Romain Rolland le 19 février 1910, engageant une correspondance qui comportera, du côté de Zweig, 520 lettres et, du côté de Rolland, 277. Si l’on en croit Zweig, ce n’est cependant qu’en 1913 qu’il rencontrera l’écrivain français pour la première fois. Rencontre éblouie qu’il relate dans Le Monde d’hier : « Son savoir faisait honte par son étendue et sa diversité ; ne vivant en quelque sorte que par ses yeux de liseur, il possédait la littérature, la philosophie, l’histoire, les problèmes de tous les pays et de tous les temps. De la musique, il connaissait chaque mesure ; les œuvres les plus oubliées de Galuppi, de Telemann, et même de musiciens de sixième ou de septième ordre, lui étaient familières. Avec cela, il prenait part avec passion à tous les événements du présent. »

Cet homme-là devint son mentor. Ne sentant que trop ce que sa propre intelligence avait d’incertain et son caractère d’irrésolu, il admirait sans réserve la lucidité et le courage dont lui semblait faire preuve, en toute situation, l’écrivain français. Lorsque Zweig publie sa terrible lettre « À mes amis de l’étranger », Rolland, avec l’autorité de l’âge (il est de quinze ans son aîné) le tance affectueusement : « Je suis plus fidèle que vous à notre Europe, cher Stefan Zweig, et je ne dis adieu à aucun de nos amis. » […]

C’est durant les derniers mois de la guerre que Zweig rédige l’essentiel de la biographie de son ami français. Romain Rolland est le seul, écrit-il, « au milieu de la folie des masses ivres » à être resté « un homme libre, humain et vigilant ». Il est « le plus grand événement moral de notre époque ». Une telle attitude est pour lui une leçon : «Mon but, écrit-il à Rolland, serait un jour de devenir non un grand critique, une célébrité littéraire, mais une autorité morale. » À l’image de son vénéré Maître, c’est dans ce rôle qu’il se voit désormais, et dans nul autre. De fait il ne cessera de se plaindre de la vanité et des servitudes du travail littéraire, dans lequel seule trouve grâce à ses yeux la poésie. Et il ne cessera, à l’inverse, de rechercher les ressources morales lui permettant, malgré les déficiences qu’il sent en lui, d’accomplir la haute mission qu’il s’est fixée. […]

« Comme ce serait confortable, écrit Zweig en 1939, d’être sioniste ou bolchevique ou toute autre sorte d’homme déterminé plutôt que d’être comme le bois flottant dans les flots déchaînés, à moitié brisés déjà et rongés ! Un royaume pour une illusion ! Je n’en trouve pas, et j’envie quiconque prend au sérieux aujourd’hui sa petite œuvre de poète ou sa foi dans le Parti.» Sans cesse, dirait-on, le nationalisme renaît de ses cendres, et là même où on le croirait depuis longtemps éteint. Car les hommes ont avant tout besoin de croire : qu’importe le drapeau, le parti, l’église, ils ont besoin de s’inventer une identité à travers une foi, quelque illusoire soit-elle. Et plus douloureux est leur manque, plus fanatique est leur engagement.

C’est en 1932 que Zweig a conçu le projet de travailler sur Érasme : « Je veux écrire, indique-t-il à Charles du Bos, un essai sur Érasme, homme solitaire, dans une époque de haine, qui, hélas, ne ressemble que trop à la nôtre. » À la fin de 1933, alors que le manuscrit est déjà bien avancé, il précise le sens de son entreprise pour Rudolf Kayser : cet Érasme, c’est « la tragédie de l’homme du juste milieu, doux et faible, qui est vaincu par les fanatiques. » Cet homme solitaire, doux et faible, il avoue à Rolland combien il s’y reconnaît : cet Érasme « sera avec toute son indécision mon porte-parole. » […]

En mai 1935, un an après la parution de son Érasme, Zweig s’installe à Zurich pour réunir des informations sur le nouveau héros qu’il s’est choisi : Sébastien Castellion, adversaire inflexible du fanatisme de Calvin comme Érasme l’avait été de celui de Luther. […] En Érasme, Zweig avait trouvé un double, affligé de la même encombrante gloire et des mêmes faiblesses de caractère que lui. En Castellion, humble érudit et penseur courageux, Zweig voit un modèle. Comme il n’avait pas hésité à marquer les limites d’Érasme, il se plaît au contraire à idéaliser Castellion. Le titre qu’il donne à son livre le marque clairement : Castellion contre Calvin, ou Une conscience contre la violence. Ou mieux encore : « Le moucheron contre l’éléphant », premiers mots de son introduction reprenant une expression de Castellion lui-même pour désigner son duel contre le Réformateur genevois. En septembre 1935, alors que Zweig préparait son livre, ont été adoptées les lois de Nuremberg imposant le drapeau à croix gammée comme symbole national de l’Allemagne et privant les juifs de leur citoyenneté. À travers le fanatisme religieux d’un Calvin, c’est évidemment aussi le fanatisme politique du régime nazi qui est ici visé, d’où le caractère manichéen du propos. […]

Il faudra attendre octobre 1941 pour que, par le plus grand des hasards, Zweig découvre Montaigne : dans la cave de la petite maison qu’il habite à Petropolis, il trouve une vieille édition des Essais et se prend d’enthousiasme pour sa lecture. […] Zweig s’étonne lui-même que la rencontre avec Montaigne vienne précisément à ce point de sa vie où il en a le plus besoin : « Que, malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanisme dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la vraie tragédie de la vie de Montaigne. » Cette tragédie, c’est exactement celle que vit l’humanité au moment où Zweig lit les Essais. […]

Comme ses pères, issus des petites communautés juives des villages de Moravie, s’étaient d’abord établis à Reichenberg, au nord de la Bohême, pour s’installer enfin à Vienne, capitale de l’Empire, Zweig a toute sa vie essayé de s’affranchir des limites de sa propre existence pour penser l’universel. Entreprise paradoxale pour un écrivain dont ne cesse d’étonner au contraire le goût de l’observation la plus exacte et l’art du détail le plus concret. Tout dans ses récits et ses nouvelles nous invite à faire attention à ce qu’il y a de plus singulier, de plus irréductible dans les êtres et les choses. Une attention qui peut aller parfois, dans une nouvelle comme Le Joueur d’échecs, jusqu’à une fascination presque schizophrénique. […]

Ce joueur exceptionnel, dont le narrateur nous relate le destin, a connu le traumatisme d’un isolement absolu, et voici qu’il découvre soudain toutes choses à nouveau, dans une vision quasi hypnotique. Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’à la veille de se donner la mort, c’est sa propre quête que Zweig symbolise ici. Lui qui n’a cessé de vouloir penser l’universel, toujours désespérant de l’atteindre, il a trouvé dans chaque regard ce réconfort inattendu de voir plus vivement, de voir vraiment, le particulier. Comme le rayon de la lumière la plus pure fait voir à Boehme, comme pour la première fois, l’étain de la cruche. Ses récits seraient-ils si vibrants, si puissants, s’ils n’étaient baignés de cette « secrète lumière » qu’une longue et douloureuse recherche lui a fait entrevoir ?    (Gérard Pfister, extraits de la préface à Ainsi parlait Stefan Zweig)