Sur « Sur Dieu »

La lecture d’Émeline Durand

Extraits de l’article sur Sur Dieu de R. M. Rilke paru dans la revue Critique, n° 905, octobre 2022

Après une édition bilingue du Livre de la vie monastique, parue en 2019, la collection « Les Carnets spirituels » aux Éditions Arfuyen accueille un choix de lettres et poèmes Sur Dieu, retraçant le chemin spirituel de Rainer Maria Rilke. Cette édition s’appuie sur le recueil Über Gott publié en 1934 par Carl Sieber, mais l’enrichit de trois lettres et de deux poèmes, présentés dans la remarquable traduction de Gérard Pfister. Autant qu’ils éclairent la discussion par Rilke du christianisme, ces textes mettent en lumière l’élan qui est au cœur de la poétique des Élégies de Duino : la naissance du spirituel par la transfiguration du visible.

L’œuvre de Rilke, par la sagesse qui lui est propre, n’est pas simplement le support d’une « spiritualité » aux contours mal définis, qui ferait de lui un maître de vie ou un poète du divin. Les textes ici rassemblés témoignent bien plutôt d’une religiosité authentique et singulière, dont la ferveur cherche à ouvrir, à travers la parole, une voie vers le transcendant. Dieu, l’amour et la mort sont les jalons de cet itinéraire, comme ils sont aussi l’horizon inébranlable de toute vie ; mais les mots « Dieu », « amour » et « mort » n’y ont plus le sens que la langue ordinaire leur donne, non plus que le sens institué par les représentations chrétiennes.

Alors que la religion traditionnelle ne connaît que séparations – du terrestre et de l’éternel, de la vie et de la mort, de l’amant et de l’aimé – et que sa foi s’élance dans un abîme qui nous tient loin de Dieu, le poète pressent que c’est d’un même entrelacs que Dieu est mêlé à l’homme, que la mort embrasse la vie, et que l’amour saisit les êtres pour les entraîner « dans une conscience infinie du Tout » (p. 47). Comprendre cette triple unité et la porter au langage : telle sera la fabrique du spirituel dans la matrice qu’est notre cœur. […]

Nulle croyance ne donne accès à Dieu, et si la foi n’est qu’une « manière de forcer le cœur à tenir pour vrai ceci ou cela » (p. 55), seul le mouvement propre de ce cœur, l’amour, ouvrira à l’expérience de la pré- sence divine. La religion n’est donc ni savoir ni sentiment, ni devoir ni renoncement, mais « une direction du cœur » – un rythme que l’existence embrasse pour peu qu’elle se laisse traverser par le vent de Dieu (p. 58). À ce Dieu qui ne se montre pas et qui, le plus souvent, se tait, l’être humain demeure attaché par les racines de la vie que sont la langue et le sexe. Les pages du recueil sont habitées par cette nostalgie d’un enracinement vital en Dieu, que le christianisme, avec la doctrine du Christ rédempteur et la relégation de la vie véritable dans un arrière-monde, a transformé en un exil.

Dans une lettre fictive adressée par un « jeune travailleur » au poète Émile Verhaeren, Rilke avoue en effet sa perplexité devant le Christ, venu dans le monde comme simple signe indiquant la voie de Dieu, mais transformé par l’Église en médiateur et intercesseur nous ouvrant les portes de son royaume. De geste qui montre, le Christ est ainsi devenu séjour qui abrite ; mais ceux-là même qui séjournent en lui le manquent. En s’acharnant à déprécier l’ici-bas et à vilipender l’amour physique, l’Église ne nous rapproche nullement de Dieu, mais nous rend étran- gères les racines qui nous relient à lui. […]

Ce que la pénombre du christianisme occulte, c’est donc la clarté de la mort – cette autre face de la vie, détournée de nous et à nos regards invisible, qui n’est pourtant ni le contraire ni l’ennemie de la vie, mais « le complément qui achève la perfection, l’entièreté, la sphéricité parfai- tement intacte et pleine de l’Être » (p. 95). En elle, la cruauté s’unit à la douceur ; avec elle, la vie s’élève à la hauteur qui lui est propre, à la plé- nitude dont elle est capable. L’amour de la vie, dans sa générosité et sa liberté, embrasse aussi la mort – et ainsi s’accomplit le sens de l’amour lui-même. […]

La religion de Rilke, abolissant les figures grimaçantes de la séparation, exprime alors ce que le christianisme n’a pas su dire et qui était pourtant sa bonne nouvelle, « le grand mode d’emploi de Dieu » : « Prendre bien en mains l’Ici-Bas, avec un cœur plein d’amour et d’étonnement, comme notre unique bien, provisoirement » (p. 69). C’est au poète qu’il appartient de dire le sens de la transcendance, en la comprenant comme l’expérience de notre passage dans le monde, comme le changement de signification au sein d’un même royaume – « comme si notre cœur avait appris une nouvelle langue, un nouveau chant, une force neuve » (p. 93-94).