Sur « Ainsi parlait Épicure »

La lecture de Marc Wetzel

Extraits d’un article paru sur le site Poezibao le 22 septembre 2022

Épicure (au contraire de son disciple Lucrèce) n’est pas du tout poète, et il n’estime pas vraiment les poètes : ce sont pour lui surtout des inventeurs d’histoires, alors que sa consigne de vie est de nous en raconter le moins possible ; ce sont aussi des esprits qui abusent volontiers de l’invisible et de l’inaccessible (or, dit-il rudement, « ce qui est au-dessus de nous n’est rien pour nous« , fr.118) ; ce sont enfin des hommes de nostalgie et d’utopie, sans rapport simple ni sain au présent d’existence (alors que « celui qui a le moins besoin du lendemain va à sa rencontre avec le plus de plaisir » (fr. 193). […]

Mais ce serait oublier, en Épicure, le penseur de la Nature (et d’une nature perpétuellement inventive, elle-même poète de la réalité), de la frugalité (c’est à dire d’une sobriété féconde, et d’une sorte de débrouillarde simplicité), et de la lucidité véritable (qui voit le monde comme le monde même est, c’est à dire un dynamisme indifférent à lui-même, et ignorant superbement les autres mondes, dont il ne se ferait que ridiculement rival, et odieusement juge).

Là, l’amateur de poésie peut lire et apprendre, d’autant que ces trois thèmes constamment se mêlent et se nourrissent : Épicure prescrit ainsi lucidité à l’égard de la Nature même (par un rejet complet de toute Providence en elle, qui n’y aurait ni sens ni fonction), frugalité dans la lucidité (car trop de culture l’aveugle, trop de rigueur la paralyse, trop d’autonomie la désoriente), enfin dissociation de naturalité et authenticité (des désirs, pourtant naturels, peuvent n’être pas nécessaires, comme l’appétit esthétique ou l’emportement érotique : la spontanéité change avec l’apprentissage, et il faut savoir modérer notre nature, que l’expérience assimilée enrichit, mais complique).

Et puis relire, redécouvrir les arguments épicuriens connus contre la crainte de la mort, ou contre celle des dieux, est émouvant, et instructif : nous ne craignons la mort que parce que nous y projetons la vie que nous refusons de perdre, croyant à tort celle-ci possiblement (et souhaitablement) infinie ; en réalité, nous n’avons pas plus à redouter d’être morts qu’une dalle ne doit craindre d’être funéraire (cet usage ne la concerne pas, puisqu’elle n’est rien pour elle-même, de même que morts, nous ne nous serons plus personne !). […]

Délicieuse aussi est, en effet – comme on verra, ici, dans la conduite philosophique générale (fr. 1-86), dans la recherche des critères de vérité (fr. 87-94), dans l’étude physicienne et psycho-physiologique (fr. 95-140), dans la méditation éthique enfin (fr. 141-242), et l’épicurisme est donc ici au complet – cette toujours souple démarche de savoir entre scepticisme et dogmatisme : un sceptique, prétendant savoir que rien n’est connaissable, se contredisant lui-même; et un dogmatique, croyant tout comprendre, ne comprenant pas qu’il ne fait que le croire, qui se disqualifie lui-même.

Chez Épicure, comme le montre cet à la fois très élaboré et très clair petit livre, la vie humaine a plaisir à comprendre ce qui lui est réellement utile, et il lui est tout particulièrement utile de comprendre le plaisir qu’elle peut prendre à elle-même dans le monde tel qu’il est  : le présent réel qu’il ne cesse de devenir. À cela dès lors la poésie peut sans vanité prendre part !

On saisira, dans la précise introduction de Gérard Pfister, l’origine et la tonalité générale (« Le difficile cheminement d’une pensée du bonheur et de la liberté« ) de ces fragments par lui traduits, inédits en recueil français. Épicure trouve ici, après Marcel Conche, Jacques Brunschwig, Geneviève Rodis-Lewis, Jean Salem et André Comte-Sponville, un lecteur et passeur remarquable.