SEPTEMBRE 2023

Joyce comme joie

L’œuvre de James Joyce est intimidante. Ulysse nous domine et nous écrase, pour ne rien dire de Finnegans Wake. Joyce tire en effet son prestige de la difficulté inhérente à son écriture. Lui-même souhaitait occuper les universitaires pour les siècles à venir. À en juger par les innombrables publications à son sujet, plus de cent ans après la parution d’Ulysse, Joyce semble avoir largement gagné son pari : si l’industrie des études joyciennes se porte toujours très bien, l’œuvre n’a pas encore livré toutes ses énigmes.

Sans doute convient-il d’aborder Joyce autrement, non par le côté savant, mais par le versant du plaisir, le nom de Joyce touchant lui-même à la joie. Car c’est au fond la joie de Joyce qui permet de transcender ce que l’on nomme, un peu rapidement peut-être, son illisibilité. […]

On attend de pareils « dits et maximes de vie » qu’ils transmettent un certain message. Or, l’impayable Joyce n’est pas un moraliste. Loin de là. On ne peut raisonnablement parler de sagesse chez un écrivain aussi excessif que Joyce, dont on retient avant tout la virtuosité verbale ou les caprices d’une parole incompréhensible, rendue folle – ou alors géniale – au carrefour babélien de toutes les langues.

Pris à même l’abrupt de l’œuvre, certains de ces fragments ont un tranchant comparable aux fulgurances de cet autre natif de Dublin que fut Oscar Wilde. Les paradoxes de ce dernier sont d’ailleurs évoqués dès le début d’Ulysse, roman qui regorge de formules saisissantes et pleines d’esprit, et l’on aura ici l’aperçu d’un article que Joyce consacra justement à Wilde, paru dans le journal Il Piccolo della Sera de Trieste en 1909. […]

Attrapons Joyce par ses mots, par sa parole même. Sont extraits pour ce faire des passages de la somme de Joyce – de son « chaosmos » – pour constituer une manière de bréviaire, comparable à celui que porte le Père Conmee par-devers lui lors de ses pérégrinations à travers la bonne ville de Dublin, au dixième chapitre d’Ulysse.

Ce missel serait-il une image de l’ensemble du livre ? Peut-être bien. Placé sous le signe du labyrinthe, l’épisode dixième d’Ulysse, celui des Rochers Errants, est lui-même constitué de fragments, d’îlots textuels par où Dublin est recartographiée et soumise à une nouvelle modalité de lecture, selon une sorte de vision prismatique. […]

Ce qui frappe chez cet essentiel exilé, c’est la constance avec laquelle, ayant passé plus de la moitié de son existence hors d’Irlande, il évoque sa « chère et sale Dublin ». Tous les livres de Joyce participent de cette volonté qui consiste à vouloir jeter Dublin sur la carte littéraire, un peu comme Fernando Pessoa le fera avec Lisbonne.

L’attachement de l’Irlandais pour son pays natal est ambigu. Ce rapport singulier se présente sous la forme d’une déliaison et peut faire penser à l’amour mêlé de haine que Dante éprouvait pour la cité de Florence. Joyce, en effet, mange le pain de l’exil dont il est question dans le chant XVII du Paradis, et le «pain salé » qu’évoque Stephen au troisième épisode d’Ulysse est déjà un signe conscient de l’exil intérieur de ce personnage, sinon de Joyce lui-même, composant son roman depuis le continent.

Mais c’est peut-être Samuel Beckett – il fut proche de Joyce – qui parle le mieux de cette situation : « Partir, c’est le suicide assuré. Mais rester chez soi, qu’est-ce que c’est ? Une lente dissolution » (Tous ceux qui tombent). Joyce fut en cela encore plus franc et dur que son cadet en voyant en l’Irlande une « vieille truie dévorant sa portée. » […]

Ulysse, Finnegans Wake ? Le jour et la nuit, selon Joyce. En effet, si Ulysse est le récit d’une journée à Dublin sur la bagatelle de 732 pages, le 16 juin 1904, le Wake n’est autre que l’histoire incommensurable de toutes les nuits du monde. Il s’agit de deux projets différents, diamétralement opposés, encore que la langue somnolente des derniers épisodes d’Ulysse annonce bel et bien la nuit du Wake. Avec ce dernier ouvrage, on glisse d’une somme romanesque à un grand sommeil où se déploient tous les mythes, tous les rêves, toutes les langues.

Ulysse est il est vrai d’un abord difficile, mais il est néanmoins possible d’y accéder. Joyce a notamment laissé derrière lui l’échafaudage dont il s’est servi pour bâtir son roman. Cette série de grilles (elle figure dans toutes les éditions récentes d’Ulysse) permet de reconstituer les correspondances homériques et symboliques qui président aux différents épisodes de son épopée moderne. Plus radical dans son approche qui consiste à s’ouvrir à la logique nocturne du rêve, renonçant à toute intrigue linéaire, le Wake est comparable au livre de sable borgésien, dont aucune page n’est la première, aucune la dernière.

L’action d’Ulysse se résume à presque rien. Il s’agit du jour le plus banal qui soit. Henri Lefebvre en a dûment pris acte dans sa Critique de la vie quotidienne et, après lui, Georges Perec qui, reprenant la forme romanesque là où Joyce l’avait laissée, déplie l’histoire d’un court instant, le 23 juin 1975 peu avant 20 heures, dans l’immeuble du 11 de la rue Simon-Crubellier, dans le XVIIe arrondissement de Paris, là encore sur 700 pages, avec La Vie mode d’emploi. Mais Perec n’est pas le seul à avoir été profondément marqué par Ulysse. L’influence de Joyce est considérable : que l’on songe par exemple à Hermann Broch ou encore à Malcolm Lowry.

Ulysse comporte trois personnages principaux : Stephen Dedalus (le protagoniste de Portrait), Leopold Bloom et son épouse Molly. Si Bloom est une sorte d’Ulysse moderne, Stephen incarne quant à lui Télémaque, et Molly n’est autre que Pénélope, à qui est offert le dernier mot du livre, un grand « Oui » (fragment 182).

Le jeu des correspondances homériques structure l’ouvrage qui est réparti en dix-huit épisodes, dont chacun est doté d’un style propre. Ulysse n’en débute pas moins au sommet d’une fortification, tout comme Hamlet, qui est une importante référence au fil du texte. Shakespeare lui-même faisant une curieuse apparition au bordel, lors de l’épisode de Circé.

Mais ne nous laissons pas leurrer par ce chatoiement intertextuel. Joyce lui-même craignait d’avoir sur-systématisé Ulysse. Qu’il soit rassuré : la force véritable de ce livre réside dans son élan romanesque, dans sa drôlerie également. Les énigmes y sont certes nombreuses, mais la plus célèbre est formulée par Bloom dans l’épisode de Calypso : est-il seulement possible de traverser la bonne ville de Dublin sans passer devant un pub ? […]

      Ainsi parlait James Joyce, extraits de la préface de Mathieu Jung