Sur Annele Balthasar

profession spectacle

La lecture de Frédéric Dieu 

Extraits d’un article sur Annele Balthasar paru dans Profession-spectacle.com en novembre 2018

Annele Balthasar est le chef-d’œuvre du grand poète alsacien Nathan Katz (1892-1981), qui fut l’ami d’autres grands poètes tels que Guillevic et Jean-Paul de Dadelsen. Les éditions Arfuyen le rééditent aujourd’hui accompagné de textes liminaires qui en éclairent l’origine personnelle et historique.

Paru en 1924, ce poème dramatique écrit en alémanique, que l’auteur définit comme un « poème populaire » et comme un « chant populaire dialogué », est surtout un « chant d’amour » rendant hommage à la douceur de sa terre, le Sundgau ou comté du Sud situé à l’extrême sud de l’Alsace, aux confins de l’Allemagne (Fribourg-en-Brisgau) et de la Suisse (Bâle). C’est dans une manière élégiaque et parfois mélancolique que cette douceur est dite tout au long de ce chant dialogué qui se présente formellement comme une pièce de théâtre. […]

Nathan Katz sait montrer, de façon simple et comme déjà miséricordieuse et lumineuse, sans outrances ni grandiloquence (la représentation de la superstition suffisant elle-même à en manifester l’erreur), la justice et la religion devenues folles. Folie contagieuse qui va emporter Annele Balthasar car, bien qu’acquittée, elle meurt sitôt le procès achevé, tant celui-ci, et les tortures qui l’ont probablement précédé, l’ont affaiblie et lui ont fait perdre la raison. Pourtant, son amant, Doni, dont l’immense douleur n’a pas éteint l’espérance, entrevoit à la fin de la pièce la promesse d’un lieu, d’une « petite parcelle du monde » où leur amour fleurira vraiment et durera, éternel, inaltérable. C’est que, pour Nathan Katz, l’amour est fort comme la mort, et même : l’amour passe la mort.

L’un des premiers mérites de la pièce est de décrire le climat de suspicion généralisée, de délation et de terreur qui régna en Alsace et dans le Saint-Empire germanique durant les trois siècles que dura la grande chasse aux sorcières, dont « l’apogée » sera atteinte aux seizième et dix-septième siècles.

Le texte liminaire de Jacob Rogozinski indique que la dernière exécution d’une « sorcière » eut lieu en Suisse en 1782. Il précise également que la poursuite des « sectes sataniques » a trouvé son fondement religieux, sa justification et sa promotion dans plusieurs traités de démonologie dont le Marteau des sorcières publié en 1487 à Strasbourg, qui fit longtemps autorité et servit de référence lors des procès. Les divers méfaits et travestissements des démons y sont décrits ainsi que les assemblées, souvent nocturnes, auxquelles participent les sorcières, assemblées au cours desquelles, selon le traité, elles copulent avec des démons, profanent les sacrements chrétiens et sacrifient des enfants à Satan. […]

Comme le souligne Jacob Rogozinski, toute cette démonologie permit pendant longtemps de répondre au besoin des hommes de trouver des coupables aux diverses calamités personnelles ou naturelles qui les frappaient : orages de grêles détruisant les récoltes, épidémies diverses, décès prématurés des enfants. Les tribunaux, y compris les tribunaux civils (comme l’est celui d’Altkirch dans Annele Balthasar), souvent saisis par voie de délation et menant une enquête qui faisait une large part à la « question » (c’est-à-dire la torture comme technique d’enquête judiciaire), trouvaient aisément des preuves de culpabilité : avoir recraché un morceau d’hostie après la communion, bégayé en récitant ses prières ou s’être signé de la main gauche suffisaient pour établir la « qualité » de sorcière, car, dans l’immense majorité des cas, ce sont des femmes qui furent convaincues de sorcellerie. Ces tribunaux, appelés « tribunaux des maléfices » (Malefizgricht : l’alémanique élude le e du mot allemand Gericht), pratiquaient donc des « techniques judiciaires » que l’on retrouvera dans les procès politiques comme les procès de Moscou : instruction à charge, absence d’avocat et « religion de l’aveu » (on parlera sous l’époque stalinienne de « confession », ce qui inspirera fortement Orwell dans 1984), un aveu souvent obtenu par la torture. L’on peut retrouver aujourd’hui les deux premiers éléments dans certains « procès » intentés par les médias et les réseaux sociaux…

L’émotion suscitée par la représentation du procès d’Annele Balthasar tire en grande partie sa force du contraste manifesté entre, d’un côté, la douceur et l’innocence résignée de la jeune femme et, de l’autre, les accusations proprement délirantes portées contre elle. L’acte d’accusation indique ainsi qu’elle a conclu un pacte avec le diable et « reconnaît avoir empoisonné une étable… fait du mal à un enfant dans son berceau (qui) a agonisé pendant quatre semaines… avoir renié Dieu et les saints et avoir pris part, de nuit, aux danses obscènes des sorcières ». Bien entendu, rien de tout cela n’est vrai, et Nathan Katz le suggère de façon éloquente en énonçant ces accusations à l’encontre d’une jeune femme dont il a auparavant représenté toute la pureté « courtoise », mais tout a été avoué, sous la torture, par l’intéressée. […]

C’est le personnage de Doni qui dénonce avec le plus de force et de hauteur cette justice délirante qui, voulant traquer les possédés, voit le mal partout, au point de se confondre avec lui et de devenir elle-même possédée. Son discours adressé, après la mort d’Annele, à toutes les personnes présentes au procès est l’un des sommets de la pièce, tant il énonce clairement la perversion (et l’inversion) de cette justice délirante ainsi que le dévoiement de la foi qui la sous-tend : « Vous avez imaginé des horreurs : sorcellerie… possession par l’esprit malin. C’est vous qui êtes tous possédés, tous, par un esprit mauvais… à tel point que le soleil voudrait s’éteindre !… Vous avez trouvé des mots atroces : droit !… justice divine !… De tous les cimetières s’élève un cri contre votre justice ! Vous élaborez dans vos têtes des milliers et des milliers de choses savantes, et malgré cela, vous ne savez pas au juste ce que vous voulez et dans tout ennemi de vos croyances, vous voyez un ennemi de Dieu… Et vous ne savez même pas que Dieu, vous l’avez perdu ! Plus vous le cherchiez, plus vous aviez son nom à la bouche, plus vous le perdiez dans vos cœurs. »

Habilement, car cela conduit un temps le lecteur à la croire coupable et à penser qu’elle sera certainement condamnée, Nathan Katz place dans la bouche d’Annele Balthasar un discours équivoque, une folie ambiguë dont on peut penser qu’elle est une réponse à la folie de son accusation et à la douleur de la torture, une séquelle de celles-ci. […]

Il semble que le délire d’Annele soit la seule réponse qu’une âme naïve, innocente et pure mais affaiblie puisse faire à la folie d’une justice savante et délirante égarée dans la défense meurtrière d’une foi pervertie : car si Annele, acquittée, ne périt pas sur le bûcher, elle meurt néanmoins, follement épuisée, du procès inique qui lui a été fait. Mais Annele Balthasar est aussi un long poème d’amour. Cet amour est avant tout, bien sûr, celui qui unit Annele à Doni, un amour qui, dans sa profondeur et son intimité en même temps que dans sa simplicité, atteint une dimension, une douceur et une vérité, cosmiques. Attendant son promis, Annele dit ainsi : « Je voudrais être assise en silence à côté de lui et ne rien faire d’autre que regarder la nuit descendre autour de nous. Regarder se fondre en un tout les images saintes au mur, les fleurs à la fenêtre, l’armoire et la couche… Ah ! Quand le silence se fait dehors dans les rues… »

Ce « regarder la nuit descendre autour de nous » dit de façon magnifique l’intimité amoureuse. La réponse de Doni est aussi belle : « Il doit y avoir une vie plus élevée !… Quelque chose qui tiendrait du dernier éclat de la floraison dans nos vergers… être uni à quelque chose qui n’est qu’âme… dans un grand amour. »

C’est qu’Annele Balthasar est aussi le chant d’amour offert par Nathan Katz à son Sundgau doux et fertile : en faisant se déployer la tragique histoire d’Annele sur le fond de ses profonds vergers, le poète semble demander à la nature alsacienne de conserver la mémoire de ce procès fatal et de cette sombre époque mais aussi, en quelque sorte, de les fondre et convertir en sa douceur quasi-miséricordieuse.