MARS 2024

Est-il destinée plus romanesque que celle d’Elizabeth von Arnim ? À trois reprises le cinéma s’est emparé de son œuvre : son roman Enchanted April a donné lieu à deux adaptations aux États-Unis en 1935 par Harry Beaumont, puis en Grande-Bretagne en 1992 par Mike Newell ; quant à son roman Mr. Skeffington, il a été adapté aux États-Unis en 1944 par Vincent Sherman, avec la prodigieuse Bette Davis. Mais n’est-ce pas surtout sa vie dont le cinéma devrait s’emparer ? Elle fournirait le biopic le plus surprenant, le plus étincelant.

Dans combien de pays nous entraînerait-il ! Née en 1866 à Sydney en Australie, Elizabeth von Arnim a passé son enfance en Angleterre ; puis elle s’est installée à Berlin et dans la campagne poméranienne en Allemagne pour y élever les cinq enfants nés de son mariage avec un aristocrate prussien. À la mort de son mari en 1910, elle s’est installée en Suisse, à Crans-Montana, où elle s’est fait construire un luxueux chalet, le « Chalet Soleil ». Après la guerre elle a partagé son temps entre la Suisse, l’Angleterre et la France mais c’est aux États-Unis, à Charleston, qu’elle a terminé sa vie en 1941.

Cette vie cosmopolite s’inscrit avec éclat dans son état-civil. Née Mary Annette Beauchamp, elle est la cousine germaine d’Harold Beauchamp, le père de Kathleen Mansfield Beauchamp, dite Katherine Mansfield, qui naîtra en 1888 à Wellington (Nouvelle Zélande), et avec qui elle aura des relations de grande aînée. En 1891, elle devient la comtesse Henning August von Arnim-Schlagenthin. Elle reprend ainsi le nom de deux des plus attachantes personnalités du romantisme allemand, le poète et romancier Achim von Arnim (1781-1831) et sa femme Bettina (1785-1859), née Elisabeth Brentano, sœur de l’écrivain Clemens Brentano, avec qui Achim composera le fameux recueil Des Knaben Wunderhorn (Le Cor merveilleux de l’enfant).

En 1898, elle publie anonymement son premier ouvrage, Elizabeth et son jardin allemand, dont le succès est tel que tous ses livres suivants seront signés comme étant de «l’auteur d’Elizabeth et son jardin allemand ». Ayant abandonné son patronyme de Beauchamp pour celui de Arnim, voici qu’elle perd son prénom de Mary pour devenir Elizabeth, reprenant ainsi le prénom de son illustre devancière Bettina von Arnim. Mais ses métamorphoses ne sont pas finies : en 1916, par son mariage avec John Francis Stanley Russell, second comte Russell, pair du royaume, elle devient la comtesse Elizabeth Russell, et belle-sœur du philosophe Bertrand Russell, qui recevra le prix Nobel de littérature en 1950. Le mariage ne durera que trois ans et Elizabeth Russell redeviendra Elizabeth von Arnim.

Il ne faudrait pas moins que tous ses romans pour évoquer la vie sentimentale très  mouvementée de la jeune Mary Annette Beauchamp. C’est en Italie qu’elle avait fait la connaissance de son premier mari, le comte von Arnim. Devenue veuve, elle eut en Suisse de 1910 à 1913 une liaison assez tapageuse avec l’écrivain H. G. Wells. Divorcée de Francis Russell en 1919, elle vécut pendant plusieurs années avec Alexander Stuart Frere, son cadet de 26 ans. Lorsque celui-ci se maria en 1933 avec la journaliste Patricia Wallace, Elizabeth von Arnim devint la marraine de leur fille unique, elle-même prénommée en son honneur Elizabeth…

Elizabeth von Arnim avait 32 ans lorsqu’elle publia son premier livre. Tout pourtant la destinait à écrire et le succès fut constant pour ses livres suivants. Dès le début, elle comprit qu’elle ne saurait trouver pour ses écrits de meilleurs sujets que sa propre vie et ce fut le plus sûr gage de leur réussite. Tout l’art réside évidemment dans la manière dont elle met en scène les événements de cette existence, qui ne donneraient lieu chez d’autres qu’à de ternes mémoires ou de laborieux exercices d’écriture. Rien de cela chez Arnim qui ne vise qu’à donner à son style l’apparence de la plus grande désinvolture, jouant sur tous les registres de la familiarité, du détachement et de l’humour.

Tout semble ici facile, allusif, spontané. Rien de pesant, de prétentieux, d’affecté. Le contraire de l’académisme et de l’esprit de sérieux. Mais le contraire aussi du mercantilisme et de la vulgarité. Quoi de plus élégant que cet apparent négligé, de plus travaillé que cette sorte de fausse improvisation qui s’envole à tout instant vers des aperçus inattendus, de réjouissantes digressions, en prenant bien soin de ne jamais lasser le lecteur et de ne jamais non plus le prendre de haut. Ce ton de la conversation, de la confidence, il nous saisit au dépourvu et nous ne cessons d’être sous le charme de tant de liberté, de fantaisie, de malicieuse sincérité.

Il faut lire Arnim pour se sortir du pesant moralisme et de la terrible platitude de tant de textes d’aujourd’hui. Est-ce de l’eau fraîche ou du champagne ? Cela nous désaltère, nous émoustille merveilleusement. Nous voici soudain dans un chalet désert, dans un vaste paysage alpin, au lendemain de la guerre. Car l’Histoire n’est pas absente de cette évocation. Bien au contraire, elle est là sans cesse en arrière-plan du paysage aussi bien que des thèmes abordés (le nationalisme, le cléricalisme, l’Europe…). Sous un semblant d’intimisme et de simplicité, Un été en montagne est certainement l’un des romans les plus personnels et les plus réussis d’Elizabeth von Arnim. Il était resté inédit en français, le voici enfin traduit pour inaugurer « Le Rouge & le Noir », la nouvelle collection de fiction lancée par les éditions Arfuyen à la veille de leur 50e anniversaire. Partons avec la narratrice pour ce séjour d’un été entier en montagne. Un fascinant paysage nous attend, et bien d’autres surprises…

Lisons les premières lignes du livre :

    22 juillet

Je veux être tranquille à présent.

Je me suis traînée jusqu’ici ce matin depuis la vallée comme une fourmi malade, j’ai lutté pour monter jusqu’à la petite maison à flanc de montagne que je n’ai pas revue depuis le 1er août de la guerre, et je me suis effondrée dans l’herbe devant la porte, trop fatiguée même pour remercier Dieu d’être de retour.

Me voici revenue, seule dans cette maison qui fut autrefois si pleine d’une vie heureuse que ses petits pans de bois semblaient près de céder sous le vacarme. Je n’aurais jamais pu penser que j’y reviendrais solitaire. Combien j’étais riche d’amour il y a cinq ans, et combien pauvre à présent, dépouillée de tout ce que j’avais. Eh bien, ce n’est pas grave. Rien n’a d’importance. Je suis trop fatiguée. Je veux être tranquille désormais. Jusqu’à ce que je sorte de cet abattement. Si seulement je pouvais trouver la paix…

    23 juillet

Toute la journée d’hier, je suis restée couchée dans l’herbe devant la porte à regarder les nuages blancs qui passaient lents et paresseux, par intervalles, au-dessus des hampes de fleurs – cette rangée de delphiniums que j’ai plantée il y a bien des années. Je ne pensais à rien. Je suis restée allongée là sous le soleil brûlant, clignant des yeux et mesurant le temps de passage d’une hampe à une autre. J’étais consciente de la couleur des delphiniums, pointés droit vers le ciel, de la beauté de leur bleu ; et pourtant pas aussi bleus, pas d’un azur aussi profond et radieux que le ciel. Derrière eux se trouvait le grand bassin de l’espace, plein de cet autre bleu de l’air, ce joli bleu aux nuances violettes ; car la montagne où je me trouve descend abrupte du bord du minuscule jardin-terrasse et, durant la journée, l’espace entre elle et les montagnes d’en face regorge tout entier d’une lumière bleue et violette. La nuit, le fond de la vallée ressemble à de l’eau et les lumières de la petite ville qui s’y étend ressemblent aux reflets frémissants des étoiles.

Je me demande pourquoi j’écris ces choses. Comme si je ne les connaissais pas ! Pourquoi me raconter par écrit ce que je sais déjà si bien ? Est-ce que je ne connais pas cette montagne et cette tasse débordante de lumière bleue ? C’est, je suppose, parce qu’il est triste de rester à l’intérieur de soi. Il faut sortir de soi, il faut parler. Et s’il n’y a personne à qui parler, on imagine alors quelqu’un, comme si on écrivait une lettre à une personne qui vous aime et qui veut savoir, avec la douce ardeur et sollicitude de l’amour, ce que vous faites et à quoi ressemble l’endroit où vous vous trouvez. Cela vous fait sentir moins seul de penser ainsi et d’écrire, comme on le ferait à un ami attentionné. Car j’ai peur de la solitude ; une peur terrible, éperdue. Je ne parle pas de la solitude physique ordinaire, car si je suis ici, c’est que j’ai délibérément quitté Londres pour me retrouver, pour trouver ici l’espace et la guérison. Je parle de cette affreuse solitude de l’esprit qui est la plus profonde tragédie de la vie. Quand vous y êtes parvenue, quand vous l’avez vraiment touchée, sans espoir, sans échappatoire, vous mourez. Vous ne pouvez simplement pas la supporter, et vous mourez.