Le témoignage de Jean-Paul Sorg
Extraits d’un article sur Alfred Kern paru dans Élan janvier 1999
« d’ailleurs ce qu’est la poésie, / qui le sait, le sait vraiment ? » écrivit Jean-Paul de Dadelsen dans la nuit du 2 au 3 mai 1957, à 1 h 15, peu de semaines avant de mourir et en sachant sans doute déjà, dans ses angoisses nocturnes, que pour lui la fin approchait à grands pas. Griffonnages : « rien à dire… tout à faire… » Ce qu’est la poésie ? « Personne ne l’ sait – personne ne l’ fait / à coupés sûrs, à coups sûrs dans la soupe… / Va te coucher et essaie dans ton sommeil / d’être »
Connaît-on une interrogation plus pathétique et plus humble sur « l’être de la poésie », l’essence et l’existence de la poésie ? Jean-Paul de Dadelsen en avait quelque idée, certainement, une exigence. Désespérait-il de lui ou de la poésie, de lui (de l’homme) pour la poésie ? On sait mieux reconnaître le mal que le bien. On sait mieux ce que la poésie n’est pas que ce qu’elle est. On voit où elle manque. Elle manque beaucoup.
De toutes les productions littéraires, la poétique paraît la plus abondante. Tant de gens écrivent un jour ou l’autre, dans le désœuvrement, des vers et beaucoup s’obstinent et les publient. Tant de poètes « en herbe », des jeunes, des adolescents, bien sûr, mais aussi des anciens, pas mal de retraités, de plus en plus ! Les loisirs sûrement favorisent la poésie. Alors, avec la croissance du chômage et (ou) la nécessaire réduction pour tous du temps du travail, elle a de beaux jours devant elle !
On pourrait juger que tout ça, tous ces vers en plaquettes, ça ne vaut en général pas un clou et que la poésie (la vraie) reste très rare. Peut-être deux ou trois poètes par siècle, dans une langue et un pays. Peut-être une bonne dizaine, en se montrant large, mais guère plus. C’est bien le cas pour l’Alsace, par exemple, on les connaît, ses dix, douze poètes, des frères Matthis et de Nathan Katz à…, en passant en français par Jean-Paul de Dadelsen… Ils sont quelques-uns qui sauvent, immortalisent nos langues, et cela suffit à notre bonheur, cela suffit pour qu’une culture et un humanisme alsaciens existent. […]
Quant Alfred Kern a entendu pour la première fois résonner ces vers de Malherbe : « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses / L’espace d’un matin », il s’est senti français ! Jeune homme, il parcourait à bicyclette la plaine du Rhin en scandant Lamartine et Musset. La poésie était une respiration – non pas séquence d’inspirations et 99% de transpiration !, mais respiration du corps de la langue. Et lire ou dire les vers, c’était « prendre » cette respiration, c’était respirer à l’unisson.
Alsacien, à la frontière de deux langues, Alfred Kern était bien placé pour devenir un «spectateur toujours étonné » et apercevoir, comme il dit, « la faille du langage », ce quelque chose qui ne va pas de soi en lui ni dans notre rapport à lui, la faille entre le langage et nous, la faille dans l’Être qu’est le langage qui à la fois nous relie au monde et nous en sépare. Pas de relation (donc, de religion) qui n’implique d’ailleurs une séparation première, une distance infranchissable. On l’a interrogé : croyez-vous en Dieu ? Toujours cette même question mal posée ! Il répond qu’en définitive il ne croit qu’aux sens, pluriel, par lesquels un monde paraît et qui, de cette façon, font le monde, font que monde il y a… Quant à l’au-delà et ce qui peut venir après…?
Nous avons vu, en l’écoutant, que pour Kern la poésie (sous diverses formes, du roman à la « géométrie dynamique » et à la chimie !) a tenu toute la vie – a tenu toute la vie lieu de religion et fait figure de sens. De cette religion, il est aussi le théologien. On ne « pratique » pas la poésie, tous les jours, sans s’interroger sur elle, sans méditer, sans essayer des « théories ». Comme toute théologie profonde, la sienne est négative et conclut sur la mystique. « Ce qu’est la poésie, qui le sait ? Personne ne l’sait… » Mais elle est dans la vie, elle est un possible de l’homme, un choix, une dévotion possible. Cela ne signifie-t-il pas quelque chose ? Cela ne nous met-il pas la puce à l’oreille ? Quelle puce ?
Même s’il trouve et trouve beaucoup, le poète ne cesse d’être un « chercheur ». Ce qui nous avait touchés l’autre soir, c’était l’exemple d’une vie entièrement vouée à la recherche et assumée, aventurée ainsi comme destin. Alfred Kern n’a pas fait une conférence, ce n’est pas son « genre » ; il nous a seulement parlé – et cette parole paraissait vraie de bout en bout.