Sur L’Éveillée

improbable

La lecture de Richard Ober

Extraits d’un article sur L’Éveillée paru dans la Revue improbable en septembre 2004

Le recueil d’Alain Suied, l’Éveillée, apparaît d’emblée comme très élaboré : trois panneaux y constituent un triptyque sur la condition humaine, un tableau représentant le visage de notre humanité. Le sentiment d’une construction recherchée et d’une cohérence voulue s’impose au fur et à mesure des lectures : L’Eveillée décrit un voyage.

Et pourtant ce recueil n’est pas le produit d’un calcul ! L’auteur veut bien le confier, avec étonnement : sous sa forme définitive, il a été proposé par Gérard Pfister, le directeur d’Arfuyen C’est là preuve d’une attention aigüe et d’un grand talent d’éditeur que d’avoir perçu l’unité profonde de ces trois textes : L’Eveillée, Le Nom de Jacob et L’inadvertance.

Quelle est donc l’exploration que relate et dépeint L’Eveillée ? La plus importante de toutes, celle qui conditionne tout, celle de soi-même. La perte d’un être cher entre tous est le point inaugural, le point d’interrogation, l’aiguillon du départ. De cette disparition va surgir un visage, transfiguré par la mort.

Dès lors le poète entend la même injonction qu’a reçue Abraham : « Va, pars à la découverte de toi-même » et le recueil devient un face-à-face, devant les siens, devant soi et devant Dieu.

Mais avec la Puissance divine, avant le face-à-face, il y a un corps-à-corps. C’est pourquoi le lieu de la lutte avec l’ange est nommé par Jacob : Penïel, c’est-à-dire Face-de-Dieu car « J’ai vu Dieu face-à-face et ma vie a été sauvé ». (Gn, 32.30)

Pourquoi ce triptyque pourrait-il être dit « de la condition humaine » ? Puisqu’il s’agit non d’une exposition métaphysique seulement abstraite sur nos limites, mais d’une périgrination qui commence en famille, près de la mère disparue. Eh ! n’est-ce pas là, dans la famille, que tout commence ? Ne sommes-nous pas, d’abord, des fils et des filles – issus d’un père et d’une mère ? (…)

Le premier panneau de l’Eveillée est une prière pour la défunte, un Kaddish. Deuil, douleur, et révélation. Est ici éprouvée la terrible et obligatoire séparation des vivants, qui tous tombent sous le coup de la loi inflexible : il faut mourir. Ce panneau, dont le titre a été donné au livre L’Eveillée, n’était pas destiné à la publication. C’était un recueil privé, un recueil de famille, la découverte que le deuil n’est pas simplement absence mais bien plus : révélation. (…)

Le Nom de Jacob dépeint la lutte contre l’ange, le panneau des pères – des ombres tutélaires – qui succède à celui de la mère se trouve au centre du recueil. La lutte contre l’ange, ce qui peut s’entendre comme « près de », « avec » ou « vis-à-vis », c’est la lutte avec la puissance divine, la rencontre avec ce qui nous transcende absolument, avec ce qui nous dépasse absolument et qui pourtant vient à notre rencontre, au gué – à un passage, comme pour rappeller le passage de la mer des roseaux.

Chaque homme adulte se retrouve un jour au gué du Yabboq, et la rencontre qu’il y fait déterminera le sens de sa vie, le sens et la naissance (qui sera le passage).

Le cœur du recueil relate cette terrible rencontre (« Quelle force est venue à ta rencontre ? ») qui ne peut tout d’abord qu’être une lutte avec la puissance divine, et en effet comment un homme de chair, limité en tout soutiendrait-il le contact avec Celui qui nous dépasse infiniment ?

Les limites de notre perception, dans l’espace et le temps, sont un aspect essentiel de notre condition, il ne faut pas croire que ce soit là notre malheur, la règle et le sablier symbolisent notre appartenance à la Création, « nommer » les êtres n’était-il pas notre mission génésiaque ? Et le langage est nécessairement relatif, dans l’espace et le temps. (…)

Le troisième panneau L’Inadvertance, est celui de la découverte, il dit le basculement subreptice, qui nous fait entrevoir une part de vérité, il est celui de la connaissance et de la nouvelle naissance. La question sous-jacente du mystérieux interlocuteurs (« qui parle, qui appelle ? ») celui qui dit « tu » est : « Qu’as-tu rapporté de cette plongée en toi, qu’as-tu ramené, que connais-tu de toi ? »

Et ce que le poète rapporte, c’est la vision de son passage à travers les générations – des ombres souffrantes qui continuent à vivre en nous – du passage des générations en lui : « Cela revient, de génération en génération ».

L’Eveillée, qui commence dans la douleur, finit dans la joie et l’espoir – le voyage à travers les affres de l’existence n’aboutit à un quelconque nihilisme paresseux mais, grande surprise, à la joie ! La joie d’une naissance, « la première aurore », la bonne nouvelle d’une naissance !

Une leçon, c’est-à-dire un partage de la connaissance, est contenu dans ces vers. Confronté à la grande épreuve de la condition humaine, on trouve un auteur qui ne tergiverse pas, ne cache pas, ne fuit pas (ce furent les attitudes d’Adam, après la faute, se cacher et se défausser) mais souffre, affronte, accepte et in fine voit « la lumière de l’aurore » poindre ! Retour ligne manuel

Dans l’Eveillée l’interrogation métaphysique – « Qui es-tu, d’où viens-tu, où vas-tu » cette question qui parcourt l’oeuvre d’Alain Suied depuis ses premiers livres – a trouvé une réponse. Elle a un visage humain, et c’est dans le face-à-face que se perçoit la miséricorde divine .

Il n’échappera à personne que cette oeuvre aussi particulière, aussi inscrite dans l’identité juive – depuis la mère jusqu’à l’imprégnation biblique, jusqu’au dialogue avec les pères, du matrimoine au patrimoine – résout la quadrature du cercle contemporain (la tension entre le particulier et l’universel) puisque chaque homme peut s’y retrouver, chacun peut y lire l’aventure de sa propre existence. Oui, de même que dans l’histoire des Hébreux chacun peut lire sa propre histoire, depuis l’esclavage jusqu’à la libération ! Il est bienvenu, à l’heure où la haine antisémite s’exprime avec une telle violence et parfois avec la complaisance des médias, de rappeler à quel point la vocation particulière du peuple juif est une vocation universelle, une bénédiction pour tous.

Nul, et surtout pas ceux qui se disent chrétiens, ne devrait oublier que l’Alliance que Dieu a conclue avec le peuple d’Israël est irrévocable – l’Alliance nouvelle du Christ ne l’abolit pas ! -–c’est par elle que toute les nations ont été bénies.