Sur « Nous ne voulons pas mourir »

LOETSCHERjpg

La lecture de Michel Loetscher 

Extraits d’un article sur Nous ne voulons pas mourir paru dans L’Ami Hebdo le 1er septembre 2019

 

C’est le siècle de toutes les promesses et de tous les « progrès » – même sociaux… Tandis qu’Albert Einstein, Marie Curie, Henri Poincaré, Max Planck ou Paul Langevin réinventent la science, Lénine ranime la flamme de la « Révolution » à l’Est. Pendant que des amitiés savantes enjambent le Rhin vers la fondation d’une nouvelle physique et que «l’histoire défile en accéléré », l’écrivain-journaliste allemand René Schickele (1883-1940) a dans l’oreille le bruit et la fureur des détonations de son temps.

Il joue au mieux de sa « double culture » et de ses voyages entre trois frontières comme au sein de la classe ouvrière des deux rives pour comprendre le monde qui s’en vient – et tenter de le faire comprendre. Le 9 novembre 1918, les marins et les soldats se soulèvent à Berlin. Schickele, qui dirigeait à Zurich pendant la guerre la revue pacifiste Die Weissen Blätter, y voit une opportunité à saisir pour « vivre l’Idéal ». La « Révolution du 9 novembre » lui semble ouvrir la voie vers la possibilité du socialisme, « le seul ordre social humain ». […]

S’il entrevoit l’étincelle originelle à Berlin, il la voit vaciller à Strasbourg et Paris, où il rencontre, pendant une réunion du groupe pacifiste Clarté, Henri Barbusse (1873-1935), l’auteur du roman à succès Feu (Prix Goncourt 1916) qui va adhérer à l’Internationale de Lénine. Il écoute attentivement les contributions de l’attirante Magdeleine Marx (1889-1973), de Paul Vaillant-Couturier (1892-1937) et rencontre « le petit » George Duhamel (1884-1966), « entré en guerre comme médecin », dont le livre-témoignage, Civilisation, a eu les honneurs du Prix Goncourt : « Nous nous défendons contre le mensonge qui voudrait que la guerre soit finie ». […]

Au sommet du Vieil-Armand, le souvenir de Dostoïevski (1821-1881) s’impose : « Le monde de Dostoïevski ? Le tourment des hommes et l’impérieuse envie d’en échapper »… Et il y a le recours aux forêts – « cette mystique de la forêt, c’est entre Vosges et Forêt-Noire qu’il l’inscrit », constate Charles Fichter, le traducteur de cet essai en trois parties (Prix Nathan Katz du patrimoine 2019) couvrant un laps de temps de trois ans entre 1918 et 1921. Double transfusion vitale par la littérature et la sève sylvestre originelle pour le sujet pensant l’histoire, dans le sillage de Hegel, comme « la science du malheur des hommes ».

Dans cet entre-deux-guerres de toutes les occasions manquées (l’ère Dawes-Locarno…), Schickele revendique la vocation médiatrice de l’Alsace dans le jeu des continuités et des ruptures alors que se joue la tragique polyphonie européenne. L’écrivain de langue allemande installé depuis 1922 à Badenweiler, en Forêt-Noire, membre de l’Académie de Berlin, fuit en 1932 sur la Côte d’Azur la montée du nazisme. Devenu « citoyen français und deutscher dichter », il s’éteint à Vence le 31 janvier 1940 alors que ses livres sont interdits en Allemagne dans un monde qui s’efface – et que les bruits de bottes annoncent la mort de masse. En vigie inquiète et responsable de ce qu’elle voyait entre ses deux rives, il ne lui était plus possible de s’en laisser conter davantage.