
La lecture de Jacques Goorma
Extraits d’un article sur Sur un piano de paille , de Michèle Finck, paru dans la Revue alsacienne de littérature, 1er semestre 2020
Après Connaissance par les larmes, publié en 2017, Prix Max Jacob, Michèle Finck aurait pu intituler celui-ci : Connaissance par la caresse. Caresse d’une main, caresse des sons, d’un crayon, des couleurs, de l’oeil, d’une caméra, de la lumière, d’une vague, du vide. La caresse, comme une basse obstinée, soutient tout l’ouvrage avec le cri qui en est à la fois le condensé et le contrepoint. Apprivoiser cassure par caresse pourrait résumer l’ambition ou la folle tentative menée ici avec une inlassable ténacité et la fidélité à un devoir : aller vers la limpidité […]
Comme pour les trois précédents recueils publiés chez le même éditeur et de manière plus évidente encore, Sur un piano de paille est un ouvrage fortement charpenté et rigoureusement construit. Il manifeste le besoin impérieux d’ordonner le chaos et la confusion des émotions premières avec ses chocs, ses ruptures et ses éblouissements. L’architecture qui reprend celle des Variations Goldberg de Bach est ici essentielle comme la mise en page et la typographie qui jouent également un rôle significatif à l’instar d’une partition musicale. Chacune des trente Variations propose un très bref poème en gras qui s’intercale entre des morceaux de prose narrative ou descriptive qui le déplie, le déploie. Au milieu exact du recueil, à la seizième Variation, un chiffre est livré comme une clé numérique qui organise l’ensemble.
Le livre est composé de 30 Variations suivies chacune de 30 Cris. Il est encadré par deux Arias, Pierre pour un tombeau. Il comporte 32 morceaux comme les Variations Goldberg de Bach constituées pour la plupart de 32 mesures. Bach croyait aux nombres. Gould est né en 1932 et a quitté la scène à 32 ans. 32 est le numéro de la rue où vécut longtemps l’auteure. Il orne même une de ses serviettes de toilette comme un rappel talismanique. Pour moi j’ai le chiffre 32 tatoué à l’âme ajoute l’auteure, non sans autodérision et méfiance vis-à-vis du fétichisme du nombre et sans oublier Le sourire éternel / De tes trente-deux dents ! […]
Sur un piano de paille, relate de manière poignante et impitoyable les éléments marquants d’une biographie intime – vécue ou rêvée – et propose les composants d’un art de l’écoute musicale ou encore d’un exercice de la lecture et de l’écriture. Vie, musique et littérature sont ici inséparables tant elles sont initialement mêlées. Vertu de l’écoute musicale. Souvenir des grands moments d’écoutes solitaires ou partagées. Pouvoir de la lecture : Et si c’était cela lire : être métamorphosé par une phrase. Injonction de l’écriture : Écris avec le cri de la mère d’un côté/ Du crâne et le mutisme père de l’autre côté. Écris.
Les personnages principaux de cette biographie intime sont Père, Mère et Fille, dépouillés de leur article, auxquels s’ajoute, dès l’enfance, le fantôme d’un frère, le poète préféré du père, Georg Trakl, que la fille finira par traduire. Le rôle prépondérant du père trouve son équivalent et comme son remède dans la figure paternelle et mythique de Bach. Hommage est aussi rendu à la forte et bienveillante amitié d’Yves Bonnefoy, un autre père lui aussi disparu, auquel sont dédiées les Arias qui ouvrent et referment l’ouvrage.
Sur un piano de paille est aussi, à travers une exploration poétique approfondie de chacune des Variations Goldberg de Bach, un exercice de l’écoute musicale envisagée comme un art à part entière. Un art dans lequel Michèle Finck excelle par la finesse de ses perceptions, la justesse de ses notations, notamment dans ses appréciations concernant différentes interprétations. Pour Glenn Gould, interpréter /c’est questionner. Pour Gustav Léonhardt, interpréter / c’est répondre. Murray Perahia, guéri par Bach est devenu lui-même guérisseur. Tatiana Nikolaïeva est l’accoucheuse des silences de Bach, Wanda Landowska, la claveciniste-flamme. L’air, la terre, l’eau et le feu.
Une sensibilité vive, à fleur de peau, anime cette écriture ardente. Une écriture qui s’exprime aussi bien par la caresse que par le cri. Une écriture souvent incisive, mordante, faite de phrases courtes, syncopées, purgées des articles inutiles, du gras superflu. Comme pour aller à l’os. Et le cri est l’os du chant, du poème. Créer-Crier. Le cri est une mise à nu. Poésie : résistance, est le titre du Cri 28 où l’auteure, également professeur de littérature comparée à l’université de Strasbourg salue la mémoire et nomme chacun de ses étudiants tués au Bataclan le 13 novembre 2015, et finit en citant ces vers admirables d’Ungaretti : Sono un poeta / Un grido unanime. Je suis un poète / Un cri unanime. Le Cri 29, intitulé Cris-femmes énumère les femmes-poètes suicidées et fait écho au Cri 20 où elle avoue que Sans la pensée du suicide l’homme serait/ Claustrophobe. Vie sans fenêtre ni porte. // Avec suicide : vie ouverte).
Si Sur un piano de paille est un livre impressionnant par sa construction et la densité, l’intensité de son écriture, il est aussi extrêmement prenant. Il s’y passe toujours quelque chose qui nous retient et nous tient en alerte, en suspens, en attente d’une suite. En quelques recueils, Michèle Finck s’était déjà affirmée comme l’une des voix les plus singulières et les plus marquantes de la poésie d’aujourd’hui. Ce qu’elle confirme ici avec éclat.