
La lecture de Christian Travaux
Extraits de l’article publié le 11 décembre 2020 sur le site Poezibao
Mais qui donc est la folle de la porte à côté ? Est-ce celle qui pense qu’elle est une chaise sur laquelle personne ne s’assied (p. 71) ? Ou celle qui désire une chaise, et pourtant ne s’y assoit pas (p. 76) ? Est-ce celle qui parle, et qui dit « je », et qui dit « tu », et qui dit « nous », et qui dit « elle », quand elle parle d’elle ? Ou bien est-ce nous, lisant cela, et qui nous trouvons forcément de l’autre côté ? Le fou, est-ce l’autre ? Est-ce bien l’autre, est-ce toujours l’autre, celui de la porte à côté, qui n’est pas loin, qui n’est pas soi ? Est-ce l’auteur, Alda Merini, quand nous la voyons comme une folle (p. 45) ? Ou est-ce nous-mêmes, oui, nous lecteurs, quand elle nous considère comme tels, nous qui sommes de l’autre côté ? La frontière de ce livre est là, dans cette ligne insituable entre la norme et la folie, entre raison et déraison.
4 sections pour ce livre en prose, dont chacune s’ouvre par un poème, noyau nucléaire qui condense tout ce qui sera dit ensuite. Sur « L’Amour », « La Séquestration ». Sur « La Famille ». Sur « La Douleur ». Autant dire les parties d’une vie, les éléments d’une existence étalés dans une prose dense qui n’en finit pas d’emmêler confidences, souvenirs, anecdotes et rêveries. Moments lucides, où la vie s’égrène à petits pas, en choses jamais pardonnées, jamais avouées. […]
La partie « La Séquestration » montre l’hôpital comme « cheville d’un système bureaucratique pour faire chanter une personne, y compris sur sa santé » (p. 90). Elle montre ce lieu singulier qui enferme et, tout à la fois, révèle, élève. Cette « croix injuste », comme elle nomme son « internement psychiatrique » (p. 83), et, dans le même temps, son attachement à l’hôpital comme à la vie, comme à une mère (p. 86). Elle dit « le prétexte » qu’on trouve pour « faire interner une personne, et en empocher tous les biens » (p. 90), la violence des électrochocs, qui « arrachent les souvenirs » (p. 91). Et, aussi, pourtant, l’amitié, la tendresse et l’attendrissement pour ces fous que personne ne croit, mais qui ne sont fous que pour les autres, qui ne sont fous qu’à cause des autres. Et dont les autres sont les fous.
La folie, justement ici, qui est au cœur même du livre. Merini, comme Nerval, Artaud, ou le Tasse, est une folle qui sait qu’elle est folle, et ce qu’elle ressent, ce que cela fait, ce qu’elle entend : « Néanmoins il me semble être fort certain que j’ai été malade ; et les opérations de l’ensorcellement sont très puissantes, attendu que quand je prends un livre pour étudier, ou la plume, j’entends me sonner aux oreilles des voix dans lesquelles je distingue presque les noms de Paulo, de Giacomo, de Girolamo, de Francesco, de Fulvio, et d’autres, qui peut-être sont malins et jaloux de ma tranquillité », écrit le Tasse, à Maurizio Cataneo, de Sainte-Anne de Ferrare, le 15 octobre 1581 .
Ainsi Merini fait de même, en réfléchissant sur ce qui se passe, quand elle est folle, quand elle ressent les prémisses d’un égarement. La peau que le corps emprisonne (p. 28). La langue qui s’embrouille, et qui bute, et qui hurle en images intenses, en flashs visuels, en dérèglement, en dérives, au point qu’on ne peut se faire comprendre, qu’on en devient désespéré. La nécessité de « dresser des ronces imprenables – dit-elle – contre un ennemi (inquiétant), qui peut-être n’existe pas » (p. 97). Et la souffrance, lorsque souffrir, pour le malade, devient un art (p. 64). La mort, enfin, tant souhaitée, tant désirée, qu’on la découvre sœur du vivre (p. 83), qu’elle en devient presque un amour, tant on pense avoir trop duré, ne pas parvenir à s’éteindre (id.)
Mais la folie n’est pas que cela. Dans toute l’œuvre de Merini, et particulièrement dans ce livre, elle est ce qui a partie liée à la création poétique, à l’écriture. La littérature est, pour elle, une façon de se sentir fou (p 102), une manière de dériver hors des bornes de la pensée, de s’échapper et de s’élever. Et l’écriture « une sorte d’état somnambulique » (p. 46) où se déploie, et s’étire, et se ramifie, s’ouvre le ciel de la pensée (p. 48). […]