
La lecture d’Isabelle Baladine Howald
Extraits de l’article publié le 19 mars 2021 sur le site Poezibao
Choix de poèmes de Georg Trakl, Les Chants de l’Enténébré paraissent chez Arfuyen dans la belle collection Neige, traduits par Michèle Finck, poète et germaniste. Le père de Michèle Finck, Adrien Finck, était lui aussi un grand germaniste, spécialiste de Trakl (voir le vieux volume chez Aubier repris dans les volumes Poèmes I et II parus en Garnier Flammarion, qu’il a très finement préfacé). Michèle Finck prend cet héritage avec force mais aussi nuances et précaution et différence, se référant à de grands traducteurs avant elle, Philippe Jaccottet, Pasternak, Bonnefoy et surtout Tsvetaeva pour ce qui est de tenter « une fusion de l’intonation et de l’intention en poésie … pour garder le poème vivant par la musique du sens. » ; elle marque aussi sa différence […]
« Au-delà de la force de rupture avant tout constitutive de l’œuvre de Trakl, il faut être attentif aux héritages et filiations assumées par le poète… ». Les poèmes violents et meurtris de Trakl sont entourés d’une présentation qui remet Trakl dans son époque, retrace ses proximités avec Hölderlin, « le frère » au « chant doux » et avec Rimbaud le « frère à la plainte violente », révèle également les craintes de folie (Trakl sera diagnostiqué schizophrène sur le tard). Autre référence, par la fascination horrifiée de l’agonie, de la décomposition, Baudelaire, ses « fleurs de mal du sang ». Michèle Finck fait encore la comparaison avec Nietzsche pour ce qui est d’une force apparente mais dont Trakl en fait ne dispose pas. (Adrien Finck parle de « pose nietzschéenne » de Trakl, il aurait aimé avoir cette puissance interne). Elle ne néglige pas non plus le rapport révolté de Trakl à la religion, préférant l’angoisse des disciples sur le Mont des Oliviers à l’extase d’une soi-disant lumière dans le christianisme -également social- de son époque. Elle appelle le christianisme de Trakl « christianisme noir » comme Trakl fait encore partie d’un « romantisme noir ».
Mais Trakl fera éclater la rime et le vers avec Psaumes, poème au titre pourtant on ne peut plus traditionnel, comme le remarque par ailleurs Bernard Böschenstein. Michèle Finck parle alors de la « greffe » opérée par Trakl à la langue, « greffe singulière de plusieurs héritages sur le terreau d’une existence tourmentée jusqu’à la folie et la mort. » Le volume se clôt par un long développement sur les choix de traduction de Michèle Finck, particulièrement intéressants et convaincants. Cette comparatiste de profession traduit aussi par correspondances littéraires, connaissant les proximités avec Rimbaud dans le texte allemand de Trakl et du coup pouvant les ramener au français. Par exemple dans Les sept chants de la mort : « Plus lumineux le dormeur descendit au bas du bois noir/se mit à bruire une source bleue dans le val » (« Erscheinenden stieg der Schläfer den schwarzen Wald hinab,/und es rauschtet ein blauer Quelle im Grund ») qui fait écho bien sûr au Dormeur du val. […]
Autre approche et apport essentiel de Michèle Finck, elle propose l’écoute de la langue par la musique que Trakl aimait, Liszt, Chopin, Schubert, Wagner, par exemple. Très mélomane elle-même, cette comparaison est bienvenue et ouvre des horizons à la compréhension des poèmes, notamment cette allusion faite à la dissonance, très frappante dans les poèmes, ceux-ci sont comme son nom, âpres, rudes, littéralement face (comme une paroi) à une immense douceur.
« Intonation » et « intention » sont les maîtres mots du travail de traductrice de Michèle Finck, à l’instar de l’une de ses grands inspiratrices et grande traductrice, Marina Tsvetaeva. Elle explore ici les différents « registres » à travailler chez Trakl (pas moins de onze), et la difficulté à éviter les écueils habituels pour un « mot-leitmotiv » (ne pas juste choisir un synonyme d’un mot qui revient, mais en étudier son noyau de sens). Par le biais de la musique « le lecteur pourra écouter, dans l’œuvre trakléenne, cette émancipation progressive de la dissonance, du premier poème au dernier, dans un obscurcissement par lequel Trakl descend, palier par palier, les degrés de son enténèbrement mental. »
Trakl est à part du mouvement de fond qui ouvre sur la poésie moderne, en gros de Rimbaud à Hofmannsthal, Rilke jusqu’à Celan (comme le remarque aussi Michèle Finck), parce qu’il est un expressionniste même s’il déborde largement ce cadre. Il est le point d’orgue du romantisme, du symbolisme et de l’expressionnisme. Il ne cherche pas la clarté mais l’obscur (qu’on peut retrouver, sous d’autres formes aussi bien et bien plus tard, chez Celan), il n’est pas le poète de l’Ouvert comme Rilke mais celui de la descente dans la tombe. Il n’est pas un « prince » désargenté non plus, il est un asocial, un révolté. Il refuse. Sa poésie crie la haine de soi, entre autres. […]
Rilke se demandait « mais qui peut-il bien avoir été ? » C’est ça, l’énigme de Trakl : « non né », comment a-t-il si puissamment été ?