Classiques (Les). On est censé les connaître
Voici que paraît le vingtième ouvrage de la collection Ainsi parlait, et il est consacré à Flaubert. L’auteur de Madame Bovary, bien sûr, tout le monde connaît, tout le monde doit connaître. « Classiques (Les). On est censé les connaître. » Et puisque c’est Flaubert lui-même qui le dit dans son fameux Dictionnaire des idées reçues, on est encore plus inexcusable de n’avoir pas lu ce classique entre les classiques, ce cacique entre les caciques (« Cacique : 1) Chef de tribu indienne. 2) Élève reçu premier à un concours. Dictionnaire français »).
Mais de fait, soyons honnêtes : qui a lu l’ensemble des romans, des contes, des récits et des correspondances de ce grand homme, fondateur de la modernité, celui qui, entre tous, mérita, sous le titre L’Idiot de la famille, de recevoir de Jean-Paul Sartre l’hommage de trois volumes (1971-1972) comptant respectivement 1104 pages (tome 1), 1024 pages (tome 2) et 666 pages (tome 3) ? Sachant qu’à elle seule la correspondance de l’immortel auteur de Bouvard et Pécuchet , dans son édition la plus accessible, ne compte pas moins de 8128 pages ?
S’il peut advenir que, délaissant les sciences, l’archéologie, la politique, l’amour, la philosophie, la religion, l’éducation etc., de dignes émules de ces deux vastes génies soient saisis de l’irrépressible envie de tout lire du père de Salammbô, combien de vies leur faudra-t-il pour aborder ensuite d’un même pas Voltaire, Goethe, Balzac et Hugo ? Où l’on comprend le plaisir infini que certains de nos contemporains – et non des moindres – peuvent éprouver au style prompt et sans ambages des réseaux dits « sociaux », et le fossé qui semble de jour en jour se creuser entre deux usages de la langue.
« Dans cent ans d’ici, notait déjà Pessoa dans son visionnaire Érostrate, il sera impossible de publier une édition complète de Byron et de Shelley, du poète Goethe et de Hugo. Les cent pages par lesquelles nous connaissons Wordsworth deviendront cinquante ; les cinquante qui sont tout notre Coleridge se réduiront peut-être à dix. Chaque nation aura ses grandes œuvres fondamentales et une ou deux anthologies de tout le reste. La compétition entre les morts est plus féroce qu’entre les vivants : ils sont plus nombreux. » Pessoa écrivait ces lignes en 1930 : s’il semble aujourd’hui acquis que l’œuvre de Jean d’Ormesson constitue le fondement définitif de la culture française, il est grand temps de travailler à sauver « tout le reste ».
Des trois cents volumes écrits par Épicure, il ne nous reste que quelques dizaines de maximes et trois lettres. Si, de chacun de ces grands esprits qui nous ont précédés, pouvaient être lus encore – vraiment lus – en 2030 quelques dizaines de pages portant l’essentiel de leur héritage, alors peut-être leurs œuvres ne seraient pas définitivement condamnées à l’incompréhension des écoliers et la poussière des bibliothèques. Ainsi, peut-être, continueraient-elles de parler !