Octobre 2019

L’espace intérieur du monde

« Je tourne autour de Dieu, l’antique tour, / je tourne au long des millénaires ; / et je ne sais encore : suis-je faucon, tempête, / ou un immense chant. » Ainsi parle le moine dans le Livre de la vie monastique, et c’est Rilke que l’on entend. Car toute sa vie Rilke a tourné lui aussi autour de Dieu, et toute sa poésie, du Livre d’heures aux Élégies de Duino, ne semble avoir été que sa longue, son obstinée recherche.

Le dieu qu’il a reçu en héritage n’était qu’une caricature modelée par la triste bigoterie de sa mère et la rigidité étouffante de l’École des Cadets. Peu importe pourtant : il appartient à chaque génération de le redécouvrir : « Personne n’a-t-il donc pensé que la nouvelle loi que nous sommes incapables de créer pourrait commencer chaque jour avec ceux qui sont un nouveau commencement ? Ne sont-ils pas une fois de plus le tout, la création et l’univers ? »

Un monde est mort avec toutes ses certitudes, avec ses conventions et son imagerie, et tout est à reconstruire, mais rien n’est perdu. « Je vis, dit le moine (et c’est bien sûr Rilke qui parle), exactement quand s’éloigne ce siècle. / On sent le vent d’une grande feuille / que Dieu et toi et moi avons écrite / et qui là-haut se tourne entre des mains inconnues. »

En rien pourtant le moine ne se laisse détourner de sa tâche, tout humble et prosaïque. « Toi, voisin Dieu, si bien des fois durant la longue nuit /je te dérange en cognant fort – / c’est que je t’entends à peine respirer / […] J’écoute sans cesse. Fais un petit signe, / Je suis tout près. » Veiller, écouter, telle est son continuel exercice. Car ce n’est pas une entité abstraite, ce n’est pas un être lointain qu’il cherche. Mais quelqu’un qui lui est plus proche, plus intime que lui-même. Ce n’est pas le haut personnage appris au catéchisme ni le rude justicier imposé par le destin. « Tu n’es plus au centre de ta gloire, / […] tu habites ta toute dernière demeure. / Tout ton ciel en moi écoute le dehors. »

Comme le moine du Livre de la vie monastique, Rilke ne cessera d’écouter le ciel en lui et de laisser le ciel écouter en lui le dehors : c’est le sens de ce terme de Weltinnenraum qu’il reprendra à la fin de sa vie : l’« espace intérieur du monde ». Ce lieu où le ciel rentre en lui-même pour mieux s’écouter. Cette ruche que chaque jour enrichissent ces « abeilles de l’invisible » que nous sommes.

« Que feras-tu, Dieu, si je meurs ? s’interrogeait le moine / Je suis ta cruche (si je me brise ?)» Nourrie de la profonde méditation du Livre de la vie monastique – qu’elle cite dans son journal plus souvent qu’aucun autre livre –, Etty Hillesum ajoutait : « C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. »