Septembre 2019

Une dictature administrative

De toutes parts sont dénoncés les méfaits ravageurs de nos modes de vie. Pour la santé des hommes, pour la survie des espèces, pour l’avenir de la planète. Et l’étonnant est de voir combien lentement progresse la prise de conscience, et plus lentement encore le changement des comportements. Comme si une certaine forme de confort était anesthésiante et nous avait tous rendus passifs et veules. Comme si les médiocres querelles et les vaines paroles nous étaient, en réalité, autant de moyens de ne pas agir.

Cet engourdissement des consciences et des volontés, Bernanos (sur lequel nous publions en cette rentrée, par les soins de Gérard Bocholier, un Ainsi parlait Georges Bernanos), l’a mieux que personne en son temps analysé et dénoncé. « Ce n’est pas, note-t-il, la servitude qui fait les esclaves, c’est l’acceptation de la servitude. Et il y a une chose pire que l’acceptation de la servitude, c’est d’y conformer sa vie au point d’y trouver ses aises, et, finalement, de l’ignorer. »

Il est étrange que ceux-là mêmes qui ont en leur jeunesse dénoncé avec la plus grande véhémence la société de consommation en soient devenus les promoteurs et les garants. Que cette même génération qui prétendait changer la vie soit aujourd’hui accusée d’avoir, par son incurie, organisé au niveau planétaire son extinction.

Par quelle somme d’inconséquences et de lâchetés en est-on arrivé là ? Par quel aveuglement volontaire ? « La Civilisation mécanique, observait Bernanos, finira par promener autour de la Terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par les Robots. »

À de rares exceptions près, la glorieuse génération soixante-huitarde aura connu cette morne décadence, entraînant avec elle, qui pis est, sa progéniture. Que restera-t-il de ce grand et mémorable sursaut de liberté que des images et des textes. Mais qui les lira ? « Le temps vient, notait déjà Bernanos, où, dans un monde tout entier gagné au conformisme totalitaire, le moindre texte emprunté aux plus classiques, aux plus tolérants, aux plus humains de nos penseurs – Montaigne, par exemple, ou Montesquieu – retentira aux oreilles des imbéciles comme un tonnerre et aux oreilles des tyrans comme un tocsin. »

Ne voit-on pas déjà combien ces grands textes se sont éloignés de nous, combien ils semblent déjà appartenir à un monde aussi lointain que l’Antiquité ? Et combien déjà leur nourriture forte et salubre commence à nous manquer ? Car ne nous leurrons pas : « L’État moderne est une dictature administrative toujours encline à se transformer en dictature policière. »

Nous avons mieux à faire que de lire les « romans de la rentrée », laissons les industriels de la communication à leurs misérables calculs de ventes potentielles. Lisons, relisons « les plus classiques, les plus tolérants, les plus humains de nos penseurs ». Shakespeare, Novalis, Leopardi, Hugo, Flaubert, Rilke, Bernanos… Et, avant tout, lisons, relisons les poètes. Car, disait Bernanos, « ce monde hideux ne se soutient que par la douce complicité – toujours combattue, toujours renaissante – des poètes et des enfants. » Et il mettait en garde : « Soyez fidèle aux poètes, restez fidèle à l’enfance ! Ne devenez jamais une grande personne ! »