Sur « Ici »

La lecture de Marc Wetzel

Extraits de l’article sur Ici paru sur le site Poezibao le 15 mars 2021

Ici est l’endroit même. C’est le lieu où l’on se trouve ou d’où l’on parle ou écrit. Pour un poète âgé, (Pierre Dhainaut, 85 ans, connaît donc les maladies et la vieillesse), « ici » risque d’être aussi le lieu de pouvoir disparaître (de cesser à jamais de se trouver quelque part) et de devoir se taire (de pour toujours s’absenter du sens). Ici est alors un terrain de moins en moins sûr, mais aussi de moins en moins évitable.

« Urgences » – tel est le titre du premier groupe de poèmes – l’illustre bien : aux « urgences », ce qui ne doit plus attendre ne peut plus se régler ailleurs. Aller aux urgences, c’est atteindre l’endroit même de vivre (tout de suite ou nulle part ! ici ou jamais !) où l’intervention immédiate décide seule du pouvoir d’avenir ou non.

Leçons d’hôpital seulement ? Elles sont ici bien présentes, ironico-cruelles : la communauté des malades y est un « nous » minima, par défaut, une société de purs visités, qui ne se rencontrent pas entre eux; un champion de l’expressivité comme est le poète s’y trouve réduit à sa plus simple expression; l’œuvre a intérêt à être plus vivante que l’ouvrier, parce qu’il n’est plus, lui, parti pour durer ; il y a l’image qu’on cherche pour compenser celle qu’on donne etc.

Mais la leçon centrale est plutôt celle-ci : les mots, eux, n’ont pas d’ici ni d’ailleurs. Ils vivent là où (et quand) leur sens « respire » (p. 46). Ils ont leurs habitudes dans un cerveau qui aura beaucoup et longtemps œuvré. D’eux-mêmes, « ils écartent nos lèvres » (p. 19). Le poète a suffisamment bien éduqué les mots pour que leur maturité se passe de la tutelle de son métier. Ils sont devenus les enfants sans âge du poète, qui leur permet, comme aux enfants, de se construire par zigzags, se conduire par embardées. […]

Ici est donc le lieu (en sursis) de la responsabilité du réel. Et si insituable pourtant est celle d’un poète : que pourrait-on sérieusement imputer à un tel spécialiste de l’irréel (la Muse est à peu près la seule personne dont il ait la charge, et faire rêver la seule tâche dont il doive répondre) ? Pierre Dhainaut, dans une difficile méditation sur la nuit, y déploie pourtant un immense scrupule, comme se souciant personnellement du bien-être du sens, de la sécurité de l’imagination, de l’intégrité du retrait même de présence. […]

Leçons de vie, donc, par une poésie tirant sa révérence même. Car la poésie, constate-t-il, « la fin de vie s’en passe » (p. 84) ; mais c’est la preuve qu’elle ne sert qu’à vivre ! De même, la lassitude d’écrire n’est pas du tout l’épuisement du fonds où cela puisait. Encore, n’oser répéter que ce dont on n’est pas « quittes ». Enfin, la pure musique d’une voix touche encore, quand son livret indiffère ou a cessé : n’y reste alors plus, comme avant les mots, qu’un souffle s’irriguant lui-même.