L’itinéraire spirituel de Rilke
La Grande Guerre vient de se terminer. Rilke l’a passée en Allemagne où il était en déplacement au début du conflit. Il a choisi de s’installer à Munich où un cercle d’amis peintres – Lou Albert-Lazard, Klee, Kandinsky, Franz Marc – le soutient. Ce n’est qu’en mai 1918 qu’il s’est résolu à louer un appartement, Ainmillerstraße 34. Jusqu’à cette date il a vécu à l’hôtel ou chez des amis.
Que faire face à la guerre, « ce Dieu déchaîné qui dévore les peuples » (lettre à K. et E. van der Heydt, 6.11.1914) ? Rilke a cessé d’écrire, refuse de donner des conférences. Il se méfie des journaux, s’interroge sur les lendemains politiques, fréquente les réunions révolutionnaires. Un jour de mai 1919, dénoncé pour bolchévisme, il sera réveillé à cinq heures par des soldats venus perquisitionner son appartement.
« Et pourtant, pourtant… dans l’individu, que d’espoir, toujours et encore, que de réalité, de bonne volonté, de richesse ! Quand on voit cette foule trouble, confuse, on ne comprend pas qu’il puisse s’y perdre si totalement, comme sans laisser de traces » (lettre à Anni Mewes, 19.12.1918). Comment arrive-t-il que tant de possibilités soient offertes en vain ? Quelle fatalité détourne les hommes de leur plein et harmonieux accomplissement ? Visitant une école expérimentale, à Samskola, en Suède, en 1905, Rilke s’était trouvé affronté à la même constatation : « Il me semble que nous autres adultes, nous vivons dans un monde où il n’y a pas de liberté. La liberté est une loi mouvementée qui croît et se développe avec l’âme de l’homme. Nos lois ne sont plus les nôtres. Elles sont restées en arrière pendant que la vie courait… On les a retenues par avarice, par ambition, par égoïsme. Mais avant tout : par peur » (Samskola, 1905). Au lieu d’éduquer les enfants à construire leur propre vie, les parents les éduquent à vivre dans le monde où ils ont eux-mêmes vécu. Au lieu de les préparer à construire l’avenir, ils les enferment dans les habitudes du passé. Ainsi l’éducation est-elle en réalité le plus souvent un véritable « sabotage » (Pfuscherei).
Rilke parle là d’expérience. Dès sa prime enfance, il lui semble avoir été écrasé par la bigoterie et les frustrations de sa mère comme par le prosaïsme et les nostalgies militaires de son père. L’École des Cadets de Skt. Pölten où il restera de 1886 à 1891 aggravera cette impression de solitude et d’irréalité : « Je n’aurais pas pu réaliser ma vie, écrira-t-il à l’un de ses anciens professeurs, si pendant des dizaines d’années je n’avais pas repoussé tous les souvenirs de Skt. Pölten, car ils me détruisaient intérieurement. […] Lorsque j’ai lu les Souvenirs de la maison des morts, j’ai eu le sentiment de les connaître pour les avoir vécus, car, si mes souffrances n’égalaient pas celles des bagnards de Sibérie, je n’étais qu’un enfant, seul face à un monde hostile » (lettre au général-major Sedlakowitz, 9 décembre 1920).
« Ne croyez pas que le destin soit plus que la densité de l’enfance », proclamera le poète dans la Septième des Élégies de Duino. Mais cette densité, le jeune René en a été détourné. Alors qu’il aurait pu en cet âge privilégié accéder de plain-pied au réel, on l’en a coupé, on l’a enfermé en lui-même en une terrible « inversion ». C’est ce même mot Umkehr (retournement, renversement) qu’il utilisera dans la Huitième Élégie pour caractériser la terrible solitude des humains : « À plein regard, la créature / voit dans l’Ouvert. Nos yeux à nous seuls / comme inversés [umgekehrt], posés ainsi que pièges / autour d’elle, cernant son libre élan. »
Tout l’itinéraire spirituel de Rilke est un long chemin pour se libérer de cet enfermement en soi et accéder au réel, pour vivre enfin dans l’Ouvert. Chemin tâtonnant qu’aucun enseignement n’a balisé, qu’aucun maître n’a guidé. Dissuadé par son éducation de s’en remettre à des directives ou à des influences, Rilke préfère tracer lui-même sa voie, confiant qu’il y a au fond de lui – en sa jeunesse même et sa neuve expérience – une loi qu’il s’agit seulement de trouver et certain que nul autre ne peut le faire.