Sur « À l’ombre d’un tilleul »

La lecture de Serge Hartmann

Extraits d’un article sur À l’ombre d’un tilleul, de Catherine de Gueberschwihr,  paru dans les DNA le 9 mai 2021 

C’est une voix qui surgit des profondeurs du XIVe  siècle. Celle de Catherine de Gueberschwihr, sœur du couvent d’Unterlinden à Colmar, qui raconta la vie de ses fondatrices. Écrit en latin, ce texte essentiel de la littérature féminine médiévale est enfin traduit en français. Et édité chez Arfuyen. […]

Sous la plume de Catherine de Gueberschwihr, c’est l’imaginaire religieux du Moyen Âge, au fantastique digne des tympans de nos cathédrales, qui resurgit. Les âmes mécréantes y subissent les tourments les plus horribles, « conséquences du jugement du Dieu Tout-Puissant qui ne laisse impunie aucune faute, même la plus infime aux yeux des hommes ». Quant aux personnes les plus pieuses, elles s’y éteignent en dégageant des parfums délicieux comme nul n’en avait jamais respiré, tandis que leurs esprits s’élèvent au ciel dans un concert d’anges pour y rejoindre le Seigneur, « qui est la source et l’origine de tout bien ».

Connues des spécialistes du Moyen Âge à travers deux manuscrits du XVe  siècle, l’un conservé à la bibliothèque de la ville de Colmar, l’autre à la Bibliothèque nationale de France, ces Vitae sororum (Vies des sœurs ), dont la version originale a disparu, sont considérées comme un texte essentiel pour qui s’intéresse à la foi comme au quotidien des moniales entre les XIIIe et XIVe  siècles. Écrite pour l’essentiel à la fin de sa vie par Catherine de Gueberschwihr, une sœur du couvent d’Unterlinden de Colmar, cette quarantaine de biographies a pour objet de célébrer l’action édifiante des religieuses qui l’ont précédée.

À l’origine de la création d’Unterlinden, qui tire son nom d’un faubourg de la petite cité médiévale, Sub Tilia (Sous le tilleul ), il y a deux veuves issues de la noblesse : Agnès de Hergheim et Agnès de Mittelheim. Elles s’y retirent avec leurs enfants vers 1230, pour ne plus se consacrer qu’au salut de leurs âmes, avant d’être bientôt rejointes par d’autres femmes. Dès 1245, elles obtiennent du pape d’être rattachées à l’ordre des dominicains. Disposant de biens, de terres et de vignobles, elles donneront à leur couvent les moyens de sa vocation : en 1269, le chœur de l’église est consacré par l’illustre théologien Albert le Grand.

« On sait peu de chose de Catherine de Gueberschwihr, notamment sur la fonction qu’elle occupait au couvent. Mais il s’agissait d’une vraie lettrée, maîtrisant parfaitement le latin comme en témoignent ses écrits. Elle est probablement née vers 1260 et morte vers 1330. Elle a donc connu certaines des sœurs qu’elle évoque puisqu’elle mentionne qu’elle est entrée très jeune à Unterlinden », observe Gérard Pfister. […]

La langue utilisée par Catherine de Gueberschwihr, observe la traductrice, est bien sûr marquée par l’influence de la Bible mais aussi par le latin classique. « Les mots sont employés à bon escient, la grammaire est le plus souvent sûre, le style est maîtrisé, même si certaines tournures souffrent parfois de lourdeur », commente Christine de Joux qui évoque « un véritable talent d’écrivain ».

Certes, le merveilleux s’invite dans ce texte où il est beaucoup questions d’apparitions, de visions, de révélations et d’extases. Mais ces biographies des sœurs d’Unterlinden documentent aussi leur quotidien auquel Catherine de Gueberschwihr demeure sensible. « Avec elle, le lecteur visite le monastère », poursuit Christine de Joux. La diversité sociale des sœurs y est mise en évidence. Elles viennent de la noblesse d’Alsace ou des proches contrées, mais aussi du patriciat urbain ou de la paysannerie aisée. Si beaucoup sont veuves, certaines ont quitté leurs maris, avec leur accord.

Cet éclairage historique participe pour beaucoup de l’intérêt de Gérard Pfister dont le catalogue a déjà consacré de belles pages ancrées dans la mystique rhénane. Et l’éditeur de glisser, le ton rêveur : « Quand on pense que Catherine de Gueberschwihr a dû croiser Maître Eckhart, qui revient à Strasbourg en 1314 … L’ordre des Dominicains l’avait nommé vicaire général de Teutonie. Il est probable qu’il l’a rencontrée : Unterlinden était un couvent renommé et Catherine, on le voit par sa maîtrise du latin, une intellectuelle ». Un silence. Que “sa” Catherine ait pu échanger avec le grand penseur de la mystique rhénane, cela le laisse un rien ému…