Octobre 2021

Pétrarque aux sources de la Sorgue

« Je rencontrai une vallée très étroite mais solitaire et agréable, nommé Vaucluse, à quelques milles d’Avignon, où la reine de toutes les fontaines, la Sorgue, prend sa source. Séduit par l’agrément du lieu, j’y transportai mes livres et ma personne. » Ainsi parle Pétrarque dans son Épitre à la postérité. En vérité, il n’eut pas loin à aller pour découvrir la Vallis Clausa, la vallée close : né à Arezzo, en Toscane, en 1304, il n’avait que huit ans quand sa famille, chassée par les Guelfes noirs, avait dû se transférer à Avignon où le Saint-Siège était lui-même exilé. Le jeune Francesco Petrarca avait fait ses humanités à Carpentras, capitale du Comtat Venaissin, avant de poursuivre ses études à Montpellier puis Bologne. À la mort de son père, en 1326, il était revenu à Avignon.

C’est là que, le 6 avril de l’année suivante, il avait rencontré celle qui devait être l’unique amour de sa vie, Laure de Noves, âgée de seulement 19 ans mais déjà mariée à Hugues de Sade. Il avait lui-même alors à peine plus de 20 ans et s’était jeté à corps perdu dans les mondanités de la cour pontificale. Prélude à une brillante carrière ecclésiastique, il avait reçu en 1330 les ordres mineurs. Mais iI n’avait fallu que quelques années pour qu’il prenne en horreur la Cité des Papes, « enfer des vivants » et « égout de la terre». Le 26 avril 1336, il avait entrepris avec son frère Gérard l’ascension du Ventoux. Là-haut, il avait mesuré l’inanité de sa vie passée et fait vœu de changer d’existence.

C’est l’année suivante, en 1337, qu’il découvre Vaucluse (aujourd’hui Fontaine-de-Vaucluse)  et décide de s’y retirer : « J’ai acquis là deux jardins qui conviennent on ne peut mieux à mes goûts et à mon plan de vie. L’un de ces jardins, garni d’ombrages, n’est propre qu’à l’étude. Il est en pente à la naissance de la Sorgue et borné par des rochers inaccessibles. L’autre jardin est plus proche de la maison et moins sauvage. » Il ne cessera d’y revenir jusqu’en 1353 et y écrira quelques-unes de ses plus belles œuvres comme le fameux Canzoniere : « Voici ma vie, écrit-il dans une de ses Lettres familières : je me lève à minuit, au petit matin je sors de ma maison, mais dans les champs comme dans la maison, j’étudie, je lis, j’écris, je tiens le plus longtemps que je peux le sommeil loin de mes yeux. Chaque jour je chemine entre des monts arides, des vallées humides, des grottes, je me promène surtout sur l’une et l’autre rive de la Sorgue, sans rencontrer personne. »

Son ermitage, nous dit-il, est à mi-côte entre le village, situé en bord de Sorgue, et le château des évêques de Cavaillon, qui domine la gorge. Il a vue d’un côté sur la campagne, de l’autre sur la rivière. Les descriptions que le poète donne de sa maison sont si précises qu’on a pu des siècles plus tard l’identifier sans grand risque d’erreur, bien qu’elle ait été partiellement incendiée en 1353, juste après le départ du poète. Mais il ne s’y faut pas tromper : s’il apparaît chez Pétrarque une sensibilité qui semble annoncer déjà Rousseau et le romantisme, la retraite qu’il évoque est aussi largement inspirée ses villégiatures de Sénèque, de Virgile ou d’Horace : « C’était mon vœu : un domaine dont l’étendue ne serait pas trop grande, où il y aurait un jardin, une fontaine d’eau vive voisine de la maison, et au-dessus, un peu de bois. »  Cette « solitude », si semblable à celle de Pétrarque, c’est Horace qui la dépeint (Satires II, 6) : c’est la villa Sabina, au pied du mons Lucretilis, non loin de la fontaine Bandusie. On le voit, le poète italien ne fait pas que reprendre un thème poétique : il a été jusqu’à trouver un lieu presque en tout point conforme à la solitude aimée de son modèle Horace : jardin, montagne, fontaine, tout y est. C’est ainsi que, fidèle à l’Antiquité, il inaugure dans le même temps un sentiment de la nature profondément moderne. Épris de la sagesse des Anciens, il est aussi et avant tout animé d’une authentique et vibrante sensibilité.

Pour le 5e centenaire de la mort de Pétrarque, de grandes festivités furent organisées en 1874 à Avignon. 60 000 personnes y participèrent. Victor Hugo, retenu au chevet de son petit-fils, ne put s’y rendre mais adressa, le 18 juillet, ces lignes où apparaît clairement cette étonnante dualité qui fait toute la richesse de l’écrivain : « Pétrarque, écrit Hugo, est une sorte de Platon de la poésie. Il a ce qu’on pourrait appeler la subtilité du cœur, et en même temps la profondeur de l’esprit. Cet amant est un penseur, ce poète est un philosophe. Pétrarque, en somme, est une âme éclatante. »