Écritures et spiritualités
Une soirée a été organisée par le prix Écritures & Spiritualités, le 13 octobre dernier, pour rendre hommage, par une mention spéciale du Jury, à « une aventure éditoriale ambitieuse, libre et originale », celle des éditions Arfuyen. À cette occasion, la romancière et essayiste Karima Berger et la philosophe et traductrice Catherine Chalier ont évoqué leur expérience de lecture des ouvrages publiés par Arfuyen. Qu’on nous permette de reproduire ici de larges extraits de l’allocution prononcée par Catherine Chalier.
« J’ai découvert les Éditions Arfuyen, raconte Catherine Chalier, il y a longtemps déjà. Il me semble que ma première rencontre avec leurs livres s’est faite au Marché de la Poésie qui se tient sur la place Saint-Sulpice tous les ans. Depuis, je m’y rends régulièrement, tout spécialement pour aller au stand de la maison d’édition découvrir ses nouveaux livres. C’est un moment privilégié de l’année. De chacune de ces collections consacrées à la poésie d’abord, puis à la spiritualité, je ne retracerai que quelques grandes lignes.
« Les volumes de spiritualité d’abord centrés sur la spiritualité chrétienne du XIVe siècle rhénan, puis celle du XVIIe siècle français, se sont élargis à d’autres spiritualités, en particulier avec la création de la collection Les Carnets spirituels. On peut aujourd’hui trouver dans ces carnets plus de cent volumes qui présentent des penseurs des traditions juive, musulmane, bouddhiste et hindouiste. Depuis 2015, une nouvelle collection, Ainsi parlait, propose quant à elle des extraits majeurs en édition bilingue des grands penseurs – hommes et femmes – dont l’œuvre, philosophique, littéraire et spirituelle, fait partie du trésor culturel de notre humanité. Elle vise à les faire connaître à un public trop oublieux ou trop occupé par mille et une chose qui détournent aujourd’hui de la culture. Collection dont je crois qu’elle a le vent en poupe dans un monde où peu de gens prennent le temps de lire longuement mais ont souvent malgré tout la nostalgie de sens, de beauté et, pourquoi pas, de vérité.
« Les Éditions Arfuyen sont sensibles aux liens intimes et subtils entre poésie et textes spirituels, ce qui est dire au pouvoir révélant et créateur des mots et des phrases lorsque ceux qui écrivent ne sont pas obnubilés par le souci de bannir ce qui s’apparente à une inspiration, par et dans les mots, pour préférer le langage de la maîtrise conceptuelle, qui a certes ses vertus, mais aussi ses limites. On sait que la France en la matière est sur ses gardes. Elle ne s’est en tout cas guère montrée accueillante aux textes spirituels dans son enseignement. En philosophie par exemple, qu’un penseur soit « étiqueté » spirituel vaut condamnation, cela arriva même à Bergson. Les philosophes retiennent souvent uniquement le mot savoir dans la double étymologie du mot sophia, “savoir” et “sagesse”. Corrélativement cependant, Gérard Pfister se dit très sévère, et à juste titre à mon avis, envers l’usage galvaudé aujourd’hui du mot “spiritualité” qui finit par désigner un nouveau conformisme, très pauvre, voire ridicule dans ses prétentions.
« Gérard Pfister a écrit lui-même et publié de très beaux textes dans lesquels il met en œuvre ce pouvoir révélant des mots quand on sait les écouter. J’ai eu très tôt une estime toute particulière pour Blasons de l’instant (1999), et je me souviens avoir réfléchi sur certains extraits du livre avec mes étudiants de philosophie à l’Université de Nanterre. Le livre commence ainsi : “C’est l’instant de vivre. C’est notre unique instant. Si nous n’y trouvons pas la vie, où la chercherons-nous ? Si nous n’y trouvons pas ce qu’est la vie, où pouvons-nous espérer vivre jamais ? […] C’est l’instant de vivre : nous sommes sur le seuil, nous sentons en nous se faire la naissance, nous sentons sur nos lèvres comme un goût d’éternité. Et nous avons peur, nous nous détournons, nous fuyons à toutes jambes. » Il faudrait citer toute la page.
« Gérard Pfister parle de notre désir comme de ce qui ne nous appartient pas, car nous ne savons de qui il vient et à qui il va. Il me semble que cette question anime sa propre œuvre et cette autre œuvre qui est celle des différentes collections d’Arfuyen. Lorsque je lis un peu plus loin dans ce livre : “le dieu d’abîme dès le début nous a aimés. Dès le début nous a attendus. Et nous voici” (p. 114), je me dis que les collections d’Arfuyen constituent un formidable “nous voici”. Un “nous voici”, c’est -à-dire une réponse à un appel, par ce dieu d’abîme pour certains, par l’énigme même de vivre pour presque tous en tout cas.
« J’ai reçu pour ma part un accueil très généreux par Anne et Gérard Pfister lorsque je leur ai proposé un premier livre sur les Lettres de la création. D’autres livres ont suivi qui tentent de faire connaître de grands penseurs du hassidisme, tel R. Kalonymus Shapiro, rabbin au Ghetto de Varsovie, personne exceptionnelle dont l’itinéraire spirituel dans les conditions tragiques qui furent les siennes est aussi bouleversant que celui d’Etty Hillesum. Deux volumes sont d’ailleurs consacré à celle-ci dans les collections Ainsi parlait et Les Carnets spirituels. Je me réjouis que la collection des penseurs hassidiques ait pu s’étoffer et devenir une référence pour ceux et celles qui s’intéressent à ce courant spirituel.
« J’espère que cette mention spéciale – si amplement méritée – sera reçue par Anne et Gérard comme un hommage à leur travail patient, indifférent aux soubresauts des modes mais attentif aux temps souvent tragiques que nous vivons, et qu’elle leur dira notre gratitude. Le tragique ne doit pas en effet nous empêcher de dire notre gratitude et alors même peut-être d’y découvrir la vérité profonde du “nous voici” évoqué précédemment. “Ce jour unique / où nous avons baigné // quel autre jour / pourrait nous l’ôter”, écrit Gérard Pfister dans Hautes Huttes, son plus récent ouvrage (p. 89). Ce jour précieux, célébrons-le ensemble, ici et maintenant. »