Montaigne l’Italien
A-t-on mesuré assez l’influence déterminante qu’ont eue sur Montaigne la langue et la littérature italiennes ? De son père, l’auteur des Essais a hérité un goût particulièrement vif pour l’Italie. Alors que la géographie comme les origines de sa famille auraient dû le tourner vers l’Espagne, il est frappant de constater combien la culture hispanique est peu présente dans son œuvre comme dans sa bibliothèque. Il n’en connaît pas même la langue tandis qu’il parle et écrit l’italien. Montaigne fait son voyage en Italie au moment même où sont publiés, dans leur toute première version, les deux premiers livres des Essais. Et c’est du Journal de ce voyage, presque à moitié écrit dans la langue de Dante, qu’il faut partir si l’on veut comprendre la mue profonde qui s’opére entre cette première version et toutes les réécritures ultérieures. Un tout autre homme y apparaît, un Montaigne non plus seulement latin, mais italien. Et certainement le plus italien de nos écrivains avec Stendhal.
« J’observe, écrit Montaigne, dans mes voyages cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose par la communication avec autrui (qui est une des plus belles écoles qui puisse être), de ramener toujours ceux avec qui je parle au sujet des choses qu’ils savent le mieux. » C’est pourquoi Montaigne ne saurait voyager en Italie sans en parler la langue. Indispensable moyen de communication, la langue italienne est aussi, pour lui, étroitement associée à une littérature qu’il place au premier rang des littératures modernes, dans la continuité des auteurs latins qu’il aime par-dessus tout. S’il ne cite pas dans son Journal les noms de Virgile et d’Horace, si présents dans les Essais, on peut penser que ce n’est pas sans intention qu’il se rend dans des lieux comme Mantoue ou Tivoli, étroitement liés à leur mémoire.
De même, lorsque Montaigne se rend à Ferrare, le 16 novembre 1580, c’est surtout pour y accomplir deux pélerinages littéraires. D’abord, sur la tombe de l’Arioste, mort depuis bientôt 50 ans, l’auteur de ce Roland furieux dont « la facilité et les inventions » ont fait ses délices en son jeune âge ; mais aussi à l’hôpital Sainte-Anne, où est interné le plus grands des poètes de son temps, l’auteur italien le plus cité dans les Essais, Torquato Tasso, dit Le Tasse. La rencontre fameuse du Philosophe et du Poète, Montaigne n’en fait toutefois pas mention dans le Journal. C’est dans les Essais qu’il l’évoquera pour la première fois.
Le 19 avril 1581, Montaigne quitte Rome pour la côte adriatique, puis Urbino. Comme il n’a pas cité dans son Journal le nom du Tasse, il ne mentionne pas davantage ici celui de Baldassare Castiglione : quel nom est pourtant plus étroitement associé à la cour des ducs d’Urbino que celui de Castiglione ? Son chef-d’œuvre, le Livre du Courtisan, édité à Venise en 1528 et traduit en français en 1537, s’est vite imposé dans tous les pays d’Europe comme le manuel du parfait gentilhomme, d’un point de vue moral, intellectuel comme aussi mondain ou vestimentaire. Visiter les lieux de cette cour où la famille della Rovere connaît les ultimes années de son règne, c’est un pélerinage qui ne peut manquer d’une profonde résonance.
Pierre Villey, dont l’édition de Montaigne fait toujours autorité, a repéré dans les Essais quelque 34 références au Cortigiano, représentant pas moins d’un tiers du total des références à la littérature italienne. Nombreuses, ces mentions sont également très significatives de l’influence qu’aura sur la tonalité du troisième livre des Essais le voyage en Italie. Car nul mieux que Castiglione ne pouvait renforcer chez Montaigne ce goût du naturel que l’on voit triompher dans ses écrits d’après 1581. Castiglione a un mot pour définir ce goût du naturel, de la légèreté, de la fluidité qui est comme sa marque propre : la sprezzatura, la nonchalance. Est-il meilleur terme pour caractériser également la manière de Montaigne en son troisième livre, si rétive à toute gravité et toute pesanteur ? La nonchalance n’est rien d’autre que cette lucidité, cette spontanéité qui détachent l’homme des vaines préoccupations nées de son morbide besoin d’activité et de reconnaissance. Montaigne insiste sur ce point : « La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps la plus orgueilleuse. » Contre la présomption, la nonchalance est le meilleur remède.
Idéal d’homme de cour, la sprezzatura de Castiglione n’a de sens qu’aux yeux d’autrui : elle ne cherche, par une élégante contrefaçon, qu’à donner l’impression du naturel. Montaigne, au contraire, reclus dans sa librairie, n’a nul souci de faire bonne figure : « J’ai mes lois et ma cour pour juger de moi, note-t-il avec ironie, et je m’y adresse plus qu’ailleurs. » N’ayant pas de suffrage à rechercher, qu’aurait-il besoin d’artifice ? Son seul but est de se montrer tel qu’il est, au naturel, quelque jugement qu’on porte sur lui. Sa nonchalance est ainsi une véritable ascèse contre toutes nos illusions, contre toutes nos prétentions : « Il faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète lumière. »
Dans une addition manuscrite postérieure à l’édition de 1588, Montaigne se moque de ses affectations d’antan : « De tout temps j’ai pris l’habitude de charger ma main, à cheval comme à pied, d’une baguette ou d’un bâton, jusqu’à y chercher de l’élégance et à m’y appuyer avec une contenance affectée. » Cet élégant cavalier, conscient de sa belle mine et ne négligeant pas de la souligner par quelque accessoire, n’est-ce pas le Montaigne d’avant le voyage en Italie ? Un peu solennel dans ses commencements, un peu raide dans la brièveté des chapitres, un peu empesé dans ses doctes citations ?
Il ose maintenant rire de lui. L’Italie ne l’a pas guéri de la gravelle, mais elle l’a guéri du sérieux. À force d’être en voyage, il a fait définitivement sienne la pensée qu’il « n’allait en nul lieu que là où il se trouvait ». Telle est désormais en toutes choses sa drôle de sagesse : «Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »