Sur « Les Chants de l’Enténébré »

La lecture de Florence Saint Roch

Extraits de l’article sur Les Chants de l’Enténébré, de Georg Trakl, publié sur le site Terre à ciel le 17 février 2022

La poésie de Georg Trakl est enveloppée de solitude, ou, disons plus clairement : la solitude est le territoire qu’infatigablement le poète explore, et dont il extrait, même si un seul de ses poèmes présente ce titre en tant que tel, un ample « Chant du Séparé ».

Dans ce poème composé début 1914, « Gesang des Abgeschiedenen », Trakl écrit : « L’obscur se calme au murmure du ruisseau, aux ombres humides / Et aux fleurs de l’été, à leur tintement si beau dans le vent.… […] La maison silencieuse et les légendes de la forêt, / Mesure et loi et les sentiers lunaires des Séparés. »

« Séparé » (parvient-on jamais à imaginer un zusammen quand on est, fondamentalement, einsam ?), tel serait non pas l’état, la condition, mais l’être même du poète : constitutivement à l’écart, de l’autre côté, dans une forme de décoïncidence permanente – douloureuse mais féconde, puisqu’elle est le lieu premier du poème. Et ce lieu, nous le voyons, est, pour Trakl, essentiellement crépusculaire. Est poète non seulement celui qui traverse les ténèbres, mais celui qui en est traversé. L’enténébré n’est pas le ténébreux – un desdichado inconsolé promis à une errance sans fin. Il a parcourus les ténèbres, les a investis, s’en est coloré. […]

Dans ce même « Chant du Séparé », le poète se définit également comme le « descendant solitaire ». Vrai que nous sommes toujours des héritiers – et Michèle Finck, dans sa nourrissante présentation, esquisse, pour reprendre ses termes, « une synthèse » des « héritages et filiations assumées par le poète ». Parmi eux, un complexe héritage biblique, à la fois greffe et rejet, où Trakl manifeste imprégnation des Psaumes et mise à distance, « Bible et contre-Bible », écrit la commentatrice. […]

Michèle Finck, dans son étude, montre combien la résonance, la consonance, même, s’accompagne d’une inévitable transgression. Par exemple, si « Rimbaud et Trakl sont comme Castor et Pollux, jumeaux stellaires, de la poésie européenne », reste que le premier choisit les illuminations, tandis que le second sonde « le coup d’aile nocturne de l’âme » (« Chant occidental »). […]

Nous lisons, mais surtout, nous écoutons : la consonance de base qui colore toute la poésie de Trakl, et que la traduction s’attache à faire vibrer, nous invite à explorer son œuvre en Wanderer : à mener une « expérience profonde, à recommander à tout lecteur de Trakl, suggère Michèle Finck : lire les poèmes avec dans l’oreille la Winterreise (Le Voyage d’hiver) ».