
Une jeunesse à Colmar et Strasbourg (1880-1914)
Traduit de l’allemand et présenté par Marine El Hajji et Régis Quatresous avec la collaboration de Pierre Deshusses
« On ne vit jamais avec la même force sauvage qu’on écrit, sinon on n’écrirait pas. » De qui cette citation ? Sa langue est l’allemand. Est-ce Stefan Zweig, Hermann Hesse ? « La patience est la moitié de l’amour, écrit ce même auteur, et il m’arrive de penser que c’en est le tout. » Et ceci encore, qui témoigne qu’il eut à souffrir du nazisme : « Le grand défaut des esprits allemands, c’est de n’avoir aucun sens de l’ironie, du grotesque, du détachement et de la moquerie. »
Cet auteur si fécond en remarques insolentes et acerbes, ce n’est pas Karl Kraus ou Kurt Tucholsky. C’est un écrivain né à Metz, qui a passé son enfance à Colmar et a fait toutes ses études supérieures à Strasbourg. Auteur de près de cent ouvrages publiés chez l’un des plus grands éditeurs de langue allemande, S. Fischer, on le redécouvre aujourd’hui. Son nom : Otto Flake (1880-1963). Le Prix Nathan Katz du patrimoine 2023 nous révèle ses années de bohème.
C’est en 1960 que Flake publie chez S. Fischer son autobiographie. Avec le talent d’un romancier et nouvelliste émérite, il y livre une chronique aussi savoureuse que précise de ces années où sont apparus l’art et le monde modernes. Entre 1880 et 1914, une époque de profonds bouleversements politiques, sociaux et artistiques, mais aussi, pour ces jeunes révoltés, une vie de bohème, tumultueuse et insouciante. Un univers tout en contrastes qui ressemble à s’y méprendre à cette autre chronique de la même époque, Le Monde d’hier, de Stefan Zweig.
Paris, Berlin : deux capitales dont on sait l’intense créativité et la vie débridée dans les années 1900. Mais il est une autre ville qui en ces mêmes années joue un rôle majeur dans l’éclosion de la modernité : Strasbourg.
Dotée par le Kaiser d’institutions culturelles de premier ordre mais animée encore d’un fort tropisme pour la France, la capitale du Reichsland est en première ligne pour secouer les habitudes du vieux monde et inaugurer un art nouveau. Peintres, musiciens, écrivains, s’y mêlent. Expositions, revues et cabarets y fleurissent.
Créée par Flake, Schichele et Stadler, la revue Der Stürmer est le porte-drapeau de cette extraordinaire « renaissance » : « Le cercle du Stürmer, se souvient Flake, s’est constitué à toute vitesse, de façon tout à fait explosive. […] Tous les lieux où nous nous retrouvions prirent alors des allures de Quartier latin. »
Cette bohème qu’il aura connue dans ces années exceptionnelles, il la restitue avec passion, un demi-siècle plus tard, dans sa retraite de Baden-Baden : « Je portais en moi, écrit-il, une révolte innée contre la subordination et les mots d’ordre collectifs et je compris très jeune, dès mes dix ans, ce qui était en train de se former chez les fonctionnaires et les soldats, cet homme des masses des décennies à venir. »
À la dernière phrase de son récit, Flake évoque le suicide de son ami Poppenberg en 1915 : « Lorsque la guerre éclata, il sut que l’ère du culte de la beauté touchait à sa fin, que celle de la barbarie commençait. »
Coll. Les Vies imaginaires – 2023 – 312 p – ISBN 978-2-845-90347-0 – 20 €