Sur « Les Aurores boréales »

La lecture de Marc Wetzel

Extraits d’un article sur Les Aurores boréales de G. W. Russell paru sur le site La Cause littéraire le 24 mars 2023

Le grand poète W. B. Yeats a raconté sa rencontre avec son futur ami Russell. Tout de l’homme y est dit en quelques lignes : « Un jeune homme me rendit visite, l’autre soir, et commença à me parler de la création de la terre, des cieux et de bien d’autres choses […] Je m’enquis de ce qu’il faisait et découvris qu’il était employé dans un grand magasin. Son plaisir, cependant, était de vaguer sur les collines en conversant avec des paysans à moitié fous et visionnaires, ou de persuader des personnes étranges à la conscience tourmentée de se décharger de leurs problèmes en lui en confiant la garde […] Je lui dis que je désirais faire un article sur lui et son œuvre ; il me répondit que je le pouvais, à condition de ne pas le nommer, car il souhaitait être toujours “inconnu, obscur, impersonnel ». » […]

Si Yeats estimait, lucidement, que jamais personne ne parvenait à se construire une vie capable de rassasier ses rêves : nous ne cessons de nous préparer à quelque chose qui jamais n’arrivera, Æ, lui (l’Irlandais George William Russell, donc, 1867-1935), pensait l’inverse : les rêves trouvent toujours les vies qu’il leur faut ; comme de grands élans ou appétits d’existence, ils hantent qui les abrite, les formule et les peint, les relance, redéploie et transmet. […]

C’était un mystique naturel (sans aucune prétention, ni complaisance : se méfiant plutôt de ses propres dons, peu enclin à célébrer le révolu, trop timide pour s’imaginer guru, trop fin pour ne pas soupçonner le littérateur en lui d’exagérer un peu ses visions), d’ailleurs, dans la vie courante, honnête, réaliste et rigoureux administrateur, comptable, chroniqueur politique ou conseiller agricole…

Chez lui, exigence, ardeur et bonté vont ensemble. Exigence quand il écrit que pour les âmes nobles, le combat intérieur n’est pas entre vertus et vices, mais entre les vertus elles-mêmes (comment rester toujours sage dans le courage ? toujours impartial dans la pitié ? humble dans la générosité ?…) Ainsi, l’effort, déjà ingrat, vers les vertus, se double de celui de les concilier au mieux.

Ardeur quand, constatant qu’en chacun, c’est toujours l’image (une jolie femme, un fonds de commerce, une grande cause nationale, une civilisation…) la plus présente à son esprit qui oriente son énergie et pour laquelle il travaille, il conseille de s’enquérir des sources réelles de cette image, et de l’affiner ou l’annoblir à proportion de cette enquête même.

Bonté et humilité, puisque, montre-t-il, notre propre perfectionnement sert d’abord autrui plus que nous-même : l’âme qui aura bien travaillé continue à semer sa belle œuvre, en un rayonnement qu’elle ignore avoir, vers ceux qui en ont plus besoin qu’elle et le reçoivent sans source déterminée, comme d’une grâce venue anonymement à eux. Ce n’est donc jamais notre « moi » qui ravit d’autres âmes, mais les traits d’une lumière que la nôtre diffracte à son insu, et à leur service.

Et c’est en mêlant exigence, ardeur et bonté en un effort synthétique, inédit (difficile à nommer) qu’Æ élimine de lui toute inauthenticité. Quand la mauvaise foi, dit avec raison André Comte-Sponville, consiste à « s’autoriser le mal en s’autorisant à le dissimuler », l’espèce de surnaturelle sincérité ou bonne foi d’Æ pourrait se caractériser ainsi : en s’interdisant de dissimuler le mal, on s’interdit peu à peu, comme techniquement le mal lui-même. C’est cela que racontent les délicieuses petites fables de la « Méditation d’Ananda » (le plus proche disciple du Bouddha, auquel celui-ci en mourant, précise en note Marie-France de Palacio, passa le flambeau en lui recommandant d’en devenir un pour soi-même !), en illustrant trois illuminantes vertus […]

On aura peu présenté ici le destin réel de cet auteur, ses fidélités théosophiques et mystiques, et le contexte fort (politique, esthétique, religieux…) de ses soixante-huit années de vie ; mais il y a dans ce livre riche et précis tous les éléments utiles : Marie-France de Palacio a remarquablement traduit, annoté et présenté ce volume fait de moments forts de l’écrivain (La méditation d’AnandaLe héros en l’HommeLe flambeau vivant), de sa première à sa dernière manière, en y adjoignant le long témoignage, consistant, fin et lucide de l’écrivain Monk Gibbon sur son ami Æ.

S’ajoutant aux travaux précieux de Patrice Repusseau, le spécialiste français de l’auteur, ces Aurores Boréales forment ainsi magnifique occasion de découvrir un écrivain et un parcours si attachants et singuliers. « Les dons du cœur, écrit Æ, sont trop sacrés pour être déposés devant une porte close. » Mais Marie-France de Palacio ouvre grande ici, justement, celle, émue, de notre attention.