La lecture de Laurent Albarracin

Extraits d’un article sur Le Livre de Gérard Pfister paru sur le site à la littérature de Pierre Campion
Un livre qui s’intitule Le Livre et qui consiste en une méditation sur le livre, l’écriture, la lecture, la poésie, ne court-il pas le risque de l’idolâtrie, de l’essentialisation, d’un positivisme de mauvais aloi ? Lorsqu’on sait que son auteur est poète, éditeur, essayiste, traducteur, toutes activités qu’il pratique avec une exigence extrême, quand on sait qu’il a lu de très près et parfois préfacé ou publié de grands noms de la littérature, on peut légitimement craindre qu’il place son objet trop haut pour le rendre accessible à lui-même et à son lecteur, trop haut en tout cas pour l’atteindre à l’intérieur du livre qu’il lui consacrera. […]
Gérard Pfister le sait, qui a lui-même édité des recueils de Meschonnic. C’est peut-être pour désamorcer ce piège qu’il a placé sur le seuil de son livre – c’est le premier des 500 tercets qui composent une sorte de long poème fractionné – cette ouverture en forme d’avertissement paradoxal : « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience » […]
Il faut ici dire un mot de la forme de ce poème : il est divisé en 500 fragments numérotés, chaque fragment étant un tercet composé, alternativement, d’un monostiche suivi par un distique et, au tercet suivant, d’un distique suivi par un monostiche. L’alternance de cette disposition des vers sur la page crée un rythme, un balancement ou un ressac, qui contribue grandement à la musicalité du poème. Parfois les fragments fonctionnent isolément comme des propositions achevées, parfois au contraire ils s’inscrivent dans une continuité durable et il faut passer outre leur apparente autonomie, laquelle est marquée et renforcée par la numérotation.
L’effort d’accommodement de l’œil que requiert cette variation oblige en quelque sorte à lire le texte à un double niveau : comme un seul long poème suivi, et comme un recueil de pensées organisées. Cette forme originale, avec son rythme ternaire qui donne l’impression que le poème se déroule et s’engendre lui-même, permet aussi de rendre visible l’alternance de toutes choses, dont parle justement le poème.
Très souvent en effet le poème est construit sur un jeu d’oppositions, mais où celles-ci demandent à être dépassées et ne valent que pour cela. La poésie n’y est pas tant l’autre du réel que ce qui peut se marier à lui pour accomplir le miracle de leur réunion et de leur embrasement l’un par l’autre : « Il faudrait // que le monde les mots / soient un seul incendie (14) ». Le rythme impair des tercets vient d’une certaine manière ruiner les symétries, et le nombre trois s’introduit constamment dans l’alternance pour détruire les oppositions, les fait danser du moins […]
Si les mots sont notre malheur et sa réparation, le problème et la solution, c’est que leur instabilité est duplicité, que leur duplicité est chance, indéfiniment et sans cesser de nous tromper comme pour nous forcer à chercher derrière eux la vérité qu’ils cachent et révèlent. Les mots sont, pourrait-on dire, absolument relatifs : ils dépendent entièrement de l’usage qu’on en fait et ils n’ont d’autre essence que d’être volatile, d’autre vertu que de s’effacer devant les choses, d’autre détermination que d’être dépendante de nos expériences. Dès lors, la poésie ne saurait être idéalisée ni même positivement définie.
C’est sans doute pourquoi Gérard Pfister n’en parle que de manière musicale (dans son poème) et la compare d’ailleurs (dans l’essai qui suit le poème) à la musique : « la parole poétique se dévoile elle aussi comme pur événement. (…) Le poème parle au présent, toujours. » Si le poème n’est qu’au présent, s’il est au présent de toute éternité, en quelque sorte, c’est parce qu’il ne contient rien d’autre que sa forme, il n’a de fond que d’apparaître. […]
Là est l’étonnante réussite de ce livre : donner un grand poème réflexif qui se refuse à théoriser et à essentialiser la poésie, sinon comme musique soit justement comme quelque chose d’athéorique, d’inthéorisable. Avec ce livre, Gérard Pfister parvient à offrir une méditation qui n’est pas une méditation sur la poésie mais en poésie.