La lecture de Marc Wetzel

Extraits d’un article sur Le Livre de Gérard Pfister paru sur le site Poesibao le 15 mars 2023
[…] « Nous pensons être là, mais on nous dirait coupés de tout, vivant dans un brouhaha de signes et d’images », constate l’auteur (p.191) dans le second texte de ce livre, L’Expérience des mots.
À ce brouhaha, la poésie musicale de cet étonnant recueil – de cinq fois cent brefs tercets – ne s’ajoute certes pas, ni ne nous ramène; la banale et vague expression de « poésie musicale » dit mal ce que l’auteur tente – et réussit ! – : requérir de la musique qu’elle aide la parole à déployer mieux la musicalité propre aux mots ; composer son long poème avec l’aide spécifique des procédés musicaux d’apprivoisement du temps ; faire de son Livre un exclusif chant du présent, qui nous ouvre à la fois l’espace de ses mots, et d’authentiques pages de monde.
Projet précieux, remède vital : le langage, en effet, nous habituant à tenir pour rien la singularité des choses, nous a déshabitués, à proportion, de respecter la présence propre des choses. Ce que, par sa généralité et son souci d’efficience, il ne fait plus comparaître, nous avons moins scrupule, hors-langage, à le faire disparaître.
À l’inverse, sachant chanter et faire danser les élancements, balancements et tremblements des êtres, nous saurons mieux considérer (comme le font d’ailleurs, méthodiquement, mais sans affects, nos physiciens) la vie même des pulsations, oscillations et vibrations qu’est le devenir réel.
Ainsi ce Livre recomposera la présence par des mots qui – organisés dans leurs élans, tensions, contrastes, intensités et retours (comme le temps du monde ordonne et relance le cours des êtres, mais y ajoutant les ressources d’ostensions, exclamations, injonctions, interrogations, formes passives, négatives, impersonnelles … propres au présent grammatical) – feront « lever des existences », et éclore l’immense espace du vivable que couvait la matière des mots. […]
L’immense et l’infime se moquant ensemble de nos prises, nous refusant tout confort et secours, font du ciel, non plus le séjour de la divinité (en son absurde plafond solennel !), mais le « passage sans fin commencé » et l’unique divinité de tous les séjours. Le Livre est là, dit-il lui-même, pour nous « délivrer » (faire honte au geôlier de soi), nous « accorder » (nous remettre dans le chemin du Tout), nous « emporter » (nous amener plus loin vivre sans nous), comme simple carnet de bord du Devenir universel, où le hasard se joue et hasarde lui-même, où tout ce qui naît est emporté par son élan, où tout ce qu’on comprend indique sa propre sortie. […]
L’ouvrage de Gérard Pfister […] nous fait éclore, en ses pages déployées, dans le Devenir : un Livre, lui, fait pour passer, n’habitant que dans ce qu’il change, qu’à l’adresse qu’il relance, redevenant à son tour le désordre enchanteur d’une Vie enfin rejointe – par la simple et rigoureuse musicalité d’un Verbe –, dans son silence.
L’admirable et rare réussite de ce Livre vient changer tous ceux qui s’honoreront de son amitié.