Sur « L’Île du Vésuve »

La lecture de Pierre Tanguy

Extraits de l’article sur L’Île du Vésuve de Pierre Tanguy paru dans Des sources et des livres le 16 janvier 2023

C’est son premier livre traduit en français. L’écrivaine italienne Clotilde Marghieri (1897-1981) y raconte son séjour dans une propriété adossée au Vésuve, face « au superbe décor du golfe » de Naples. Un exil volontaire qui durera six ans, loin des convenances de la haute société bourgeoise dont elle est issue, au contact d’un milieu rural qui ne manquera pas à la fois de la surprendre, de l’émerveiller mais aussi de la décevoir.

1933. Clotilde Marghieri (elle a 36 ans et elle est mariée depuis 13 ans à un avocat) quitte Naples pour vivre dans la villa de son père sur les flancs du Vésuve, à Santa Maria la Bruna, villa à laquelle elle donne le nom de son ancien collège La Quiete. « Choix audacieux que cet exil campagnard qui choque aussi bien la bonne société napolitaine que sa propre famille », note l’éditeur et auteur Gérard Pfister en préfaçant ce livre. Clotilde Marghieri est une jeune femme cultivée qui a étudié le latin et le russe et qui dévore les auteurs français.

Parmi ses références, il y a Colette et Madame de Sévigné. Elle va raconter cet épisode particulier de sa vie dans 28 courts chapitres regroupés sous le titre Vita in villa, ce qui sera son premier livre simplement publié en 1960 en Italie (et aujourd’hui en France sous le titre L’île du Vésuve).

« J’ai découvert la merveilleuse et simple vie des champs », raconte-t-elle dans le premier chapitre de ce livre. Elle vit entre pinèdes et vignes dans le voisinage de la Villa della genestre (la villa des genêts) où le poète Leopardi trouva refuge à la fin de sa vie. Clotilde Marghieri, qui reçoit sur place beaucoup d’amis italiens ou étrangers, mesure vite la difficulté de s’intégrer dans ce monde qui « regarde, écoute, épie ». […]

Ce monde campagnard, qu’elle côtoie, affiche à ses yeux une « peur presque révérentielle des mots, aujourd’hui où le carnaval journalistique en a déclenché l’inflation en les jetant, à tort et à travers, comme des confettis de toutes les couleurs ». C’est l’un des aspects les plus intéressants de ce livre. « C’est comme si l’on redécouvrait, sous l’écorce de l’usage, l’éclat originel du verbe », écrit Clotilde Marghieri, livrant ici un regard original et pertinent sur « l’imparable valeur des mots » au sein d’un monde volontiers qualifié de frustre. Tout cela est bienvenu et sûrement utile pour l’écrivaine en devenir qu’elle est.

Mais il est un autre regard sur son époque que révèle cette Île du Vésuve. Clotilde Marghieri découvre en effet le gâchis (on dirait aujourd’hui « environnemental ») lié à l’occupation de l’espace et aux nouvelles constructions aux pied du Vésuve. « Dans mon enfance, note-t-elle, cette région était exactement comme au temps de Leopardi, quand le poète marchait dans ses sentiers  […] De ma maison à la sienne coulait alors un fleuve de pins, au milieu de vignes riantes, de vergers dorés de chrysomèles et du frémissement de quelques peupliers ». Aujourd’hui, se désole-t-elle, « la terre, cette belle et merveilleuse terre, s’appauvrit en arbres, en nids, en ombres fraîches ». Et que dire de toutes ces maisons neuves où, devant chacune d’entre elles, on trouve de « minuscules jardins, emprisonnés dans des grillages, comme dans les petits pavillons des faubourgs de Londres ».

On croit entendre ici la voix de Hermann Hesse, dans sa thébaïde de Montagnola, au cœur du Tessin. « À la place des fleurs des champs, des vignes et des figuiers, s’élèvent des clôtures en fil de fer protégeant des petites maisons de banlieue aux couleurs criardes. C’est un mal rampant qui monte vers nous sans relâche de la ville et de la vallée », écrivait le grand auteur suisse d’origine allemande peu de temps avant sa mort en 1961. Avait-il lu Clotilde Marghieri ? Leur sensibilité commune à la nature saute en tout cas aux yeux.